L'homosexualité
masculine : "Une éthique de
célibataire"
S. Perazzi 1995
Parmi les nombreux exemples dans la littérature d'écrivains
homosexuels, je n'ai pas choisi le plus connu, Proust ou Gide, ni un qui
ait particulièrement parlé dans ses oeuvres de son
homosexualité Genêt ou Matzneff, par exemple, mais justement
quelqu'un qui a pris si grand soin de la cacher qu'elle n'a été
vraiment connue du grand public qu'après sa mort : Henry de Montherlant.
QUELQUES TRAITS DE LA BIOGRAPHIE DE MONTHERLANT
HENRY MILLON DE Montherlant
est né le 20 avril 1895, (centenaire de sa naissance) bien que
toute sa vie il ait affirmé être né le 21 avril 1896.
Le rajeunissement d'un an n'était peut-être qu'une coquetterie,
mais le choix du 21 avril lui permettait de dire qu'il était parvenu
à naître le jour anniversaire de la fondation de Rome.
Montherlant marquait ainsi qu'il décidait de sa date de naissance
comme il a décidé de celle de sa mort en se suicidant le 21
septembre 1972, le jour de l'équinoxe (Il a écrit en 38 un
essai intitulé L'équinoxe de septembre.. Montherlant manifestait
ainsi le souci de donner à sa vie la figure mythique d'un destin dont
il était le maître.
Montherlant avait le sens de la maxime : ses Carnets en sont truffés.
M. Mohrt y voit l'intérêt pour M. d'un es igual à
l'espagnole, d'une suprême indifférence dont il voudrait qu'elle
soit le signe de la richesse de sa vie. Il a essayé de se construire
une image admirable, mais fait un magnifique acte manqué : il veut
jeter à la Seine sa correspondance avec sa grand-mère pendant
la guerre de 14-18, qui détruit son image de héros, mais sa
vue étant diminuée par un accident vasculaire, ... se trompe
de paquet de lettres!
Il prenait aussi un soin extrême à cacher la réalité
de sa vie privée. Nombres de ses admirateurs particulièrement
Michel Morht dans Montherlant "homme libre" paru en 1942 n'ont pas suspecté
l'imposture. La préface écrite par Michel Mohrt à la
réédition de son livre en 89 est à cet égard
édifiante : désarmant de naïveté et d'espoir
déçu en ce "plus grand peut-être de nos écrivains"
(dixit Bernanos) à qui on a bien failli donner un poste
ministériel pour s'occuper de la jeunesse! La réalité
de sa vie, son principal biographe, Pierre Sipriot, l'a mise à jour.
Il publie en 1983 la correspondance de Montherlant avec l'auteur des
Amitiés particulières, Roger Peyrefitte et en 1990, Montherlant
sans masque.
DE SES RELATIONS AVEC SES PARENTS ON PEUT RETENIR :
PERE inconséquent, mondain, avec lequel Montherlant ne communiquait
pas ou très peu ; sa demande d'amour à son égard semble
pourtant plus importante qu'il voudrait le laisser croire, si l'on en croit
sa pièce, Fils de personne; histoire d'un enfant auquel son père,
malgré quelques efforts, n'arrive pas à s'intéresser.
Le père de Montherlant ne supportait pas "le genre esthète"
qu'il se donnait et il ne lui a laissé que sa morgue.
MERE qui a failli mourir à sa naissance, toujours couchée,
follement attachée à ce fils qui était tout pour elle
et qu'elle voulait parfait; il est resté jusqu'à douze ans
dans son lit où ils lisaient ensemble Quo vadis? Elle supportait
même que son fils lui parle de ses aventures. Pourtant, Montherlant
avait avec sa mère (comme d'ailleurs plus tard avec sa grand-mère)
une attitude d'un rejet et d'une dureté extrême : "elle
m'aimait plus que je ne pouvais l'aimer". Si sa mère est morte quand
il avait 20 ans, le modèle de ses relations avec les femmes il l'a
assurément pris là : lui Don Juan inaccessible, elle, femme
amoureuse.
Montherlant était et se définissait lui-même comme
célibataire dans l'acception courante du terme.
"Le grand bonheur de ma vie est de savoir que je ne suis pas marié"
dit-il dans une lettre à une de ses amies femmes, Alice Poirier du
23 avril 35 citée par Sipriot p. 340; c'est aussi comme " le
célibataire " que le désigne le grand-père de la
seule femme avec laquelle, en 1934, il a eu le projet de se fiancer (Jeanine);
même si leurs relations platoniques mais orageuses ont duré
de 1934 à 1936, lui ne s'est considéré fiancé
que 18 jours!
Il lui enverra son roman Les jeunes filles avec cette dédicace
" Vous saurez à quoi vous avez échappé en ne
m'épousant pas ". Cette oeuvre est le procès du couple,
où le héros séduit d'autant plus les femmes qu'il ne
les désire pas. Montherlant y livre là sa position par rapport
aux femmes qu'il traite dans tous ses romans avec un mépris souverain,
toutefois il n'y révèle pas ce qui a été son
choix érotique.
La "révélation" de son amour pour les jeunes garçons,
il l'a eu pendant l'année scolaire 1911-1912, au cours de laquelle
il "fait" sa philosophie à Sainte-Croix. Il vit dans une ambiance
intense d'"amitiés particulières" et connaît l'épreuve
du renvoi du collège qui brise ce qu'il considérera jusqu'à
sa mort comme son expérience amoureuse la plus authentique : "J'ai
bu à un visage qui m'a désaltéré pour
l'éternité."
Cette découverte de la tendresse et de la sensualité,
liées à une mésaventure douloureuse va marquer sa vie.
Le "garçonnet", Philippe, dont il est follement (et alors chastement)
amoureux deviendra Serge Souplier dans "Le prince dont la ville est un enfant"
(1951) et dans "Les garçons". (1969)
Sa correspondance avec Roger Peyrefitte, l'auteur de Amitiés
particulières et, lui, pédophile notoire, a été
publiée 11 ans après sa mort et commentée par son coauteur.
Ils y relatent leur "chasse", leur "guerre", en pleine guerre de 40,
travestissant seulement les garçons en filles, au risque d'être
arrêtés, comme cela leur est d'ailleurs arrivé à
tous deux. Ils ne dûrent qu'à leur positions sociales et à
leurs relations de ne pas être publiquement dénoncés
(ils risquaient alors de 6 mois à 3 ans de prison). Roger Peyrefitte,
toutefois y perdra son poste de secrétaire d'ambassade au Quai d'Orsay.
La lettre de Montherlant datant de 1939 donne un bon exemple du ton de
ces missives : P. 65 de la Correspondance
Henry de Montherlant à Roger Peyrefitte
Paris, 1939
Cher ami,
Heil ! Heil ! Heil !
L'alliance franco-belge (1), dont la France avait grand besoin, a
été scellée au cinéma tout à l'heure,
sous les auspices, bien entendu, de l'Angleterre (2).
On n'est pas exactement belge, mais ayant toujours vécu en Belgique.
On est lycéenne, bien entendu. On est - tenez-vous bien - " dans les
consulats (3) !! - Tout ce que peut donner le ciné a été
obtenu, et nous avons une promesse de nouveau revenir.
Heil ! Heil ! Heil !
(I) Rencontre avec un petit Belge ou plutôt, comme on verra plus
bas, Français "ayant toujours vécu en Belgique". (2) Son rabatteur
occasionnel, le garçon de café, d'origine anglaise (3)
C'est-à-dire, évidemment, par sa famille. Fils de quelque
attaché de chancellerie rapatrié en Belgique. - R.P.
Celles-ci sont parfois plus explicites :
P. 72 J'ai eu une journée de volupté à Marseille
en arrivant (vous ai-je dit que c'est le passage de - 5° à +
18° qui m'a estourbi?) Dans cette journée j'ai eu quinze échecs
T.C.R.P. (5), mais, sur la fin du jour, mon regard croise sur le trottoir
celui d'une petite très bien habillée. Je me retourne, elle
se retourne. Je la suis. Elle s'arrête à un ciné.
J'étais encore à tournicoter, qu'elle m'adresse la parole.
Le film était: " L'invitation au bonheur ". Un instant après,
j'en avais la main pleine. Elle était montée d'une traite au
plus haut et plus noir d'un balcon désert du ciné: c'était,
pour sûr, une pouliche de retour. Quinze tout juste. Lycéenne,
qu'elle me dit. D'abord je n'en crois rien, la pureté classique de
la prise m'ayant paru trop professionnelle. Ensuite quelques détails
... m'ont montré qu'elle avait au moins une teinte de ces
établissements. Puis, son impossibilité de me donner un rendez-vous
avant trois jours, alors qu'elle en mourait d'envie, m'a aussi laissé
supposer que c'était peut-être vrai. La couronne me fut promise
par deux fois, et, l'ayant mesurée, j'ai pu constater que cela n'avait
rien d'impossible. Blonde aux yeux noirs, visage moyen, mais l'éclair
le plus coquin des yeux et le rire joli. Bien entendu, je n'ai pu aller au
rendez-vous, mais j'ai une adresse, bien que vague.
(5) C'est-à-dire échecs pour des abordages sur les
plates-formes des trams de Marseille. Le T.C.R.P. (Transports en commun de
la Région Parisienne) est ici pour " Transports en commun de la
région marseillaise ".. Nous étions redevables de beaucoup
de choses à la T.C.R.P., comme au métro - R.P.
HOMOSEXUALITE MASCULINE CHEZ FREUD
Il résume lui-même ses thèses sur le sujet qui se
sont développées tout le long de son oeuvre dans son article
de "Névrose, Psychose et Perversion" de 1922 : éSur quelques
mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et
l'homosexualitéé.
Ce que Freud qualifie dans ce texte de " processus typique "
est la prégnance particulière dans l'enfance de la fixation
à la mère qui devient après la puberté une
identification (" conversion "), le jeune garçon recherche
alors des objets d'amour qu'il pourra aimer comme sa mère l'a aimé.
Ceci explique une condition d'amour fréquente : que ces garçons
aient l'âge du sujet quand s'est produite chez lui la transformation,
quand ils se sont eux-mêmes identifiés à leur mère.
Freud souligne que le choix d'objets masculin permet à l'enfant
:
-de rester fidèle à leur premier objet, la mère,
-d'établir des relations narcissiques avec une personne du même
sexe plus facilement accessibles que le choix d'un autre sexe
-et que derrière ça se cache "la haute estimation de l'organe
mâle", ce que nous appelons le phallus, et l'incapacité à
renoncer à sa présence chez l'objet d'amour.
Il faut que l'objet d'amour soit porteur d'un sexe masculin ce qui se
lie au mépris ou à l'aversion des femmes parce qu'il a
découvert qu'elles n'étaient pas justement porteuses de cet
organe; et surtout la première d'entre elles, la mère.
Par ailleurs s'y associe une particulière déférence
au père puisque le résultat de leur choix est de renoncer à
toute concurrence avec le père.
Si l'on s'en tient là, Montherlant correspond donc bien à
un homosexuel "typique" avec son trait distinctif qui est un mépris
particulièrement prononcé pour les femmes : il n'est pas besoin
d'être aussi misogyne quand on est homosexuel! et ça n'est
d'ailleurs pas le cas le plus fréquent, beaucoup d'homosexuels sont
entourés de femmes, et même s'ils ne les désirent pas,
les aiment. Je laisse volontairement de côté la question de
sa structure que ces extraits de la Correspondance éclaire pourtant.
(Pas de refoulement, pas de formation réactionnelle ni de sublimation,
négation de la castration de l'Autre maternel primitivement reconnue
= démenti)
Mais l'on peut faire avec Lacan, à qui j'ai emprunté la
citation de mon titre, un pas de plus, précédé comme
toujours par Freud qui qualifie tout de même, dès la première
séance, l'homme aux rats d'homosexuel!!! Ceci est bien surprenant
car cet homme aux rats, lui, n'a jamais eu de relations avec d'autres hommes.
Pour introduire à cette deuxième partie, je continuerais
dans mon exemple, mais en prenant maintenant le premier grand succès
de Montherlant, son roman Les Célibataires
LE ROMAN
Publié en 1934, il est aussitôt récompensé
par le Grand Prix du Roman de l'Académie française. Les personnages
essentiels sont deux vieux nobles sans ressources, Léon de Coantré
et son oncle Elie de Coëtquidan qui ont vécu jusque-là
sans rien faire, mais qui, ruinés, doivent affronter une
échéance inéluctable.
Le roman se déroule sur un peu moins d'un an (mi-février
à début décembre 1924) et s'ouvre sur la
révélation à Léon que six mois après la
disparition de sa mère, ses revenus sont réduits à presque
rien, et que les deux célibataires vont devoir se séparer,
car il leur faut renoncer à la maison du Bd Arago qu'ils doivent
impérativement quitter le 15 octobre prochain .
Peu de temps après, convoqué par le notaire, il apprend
que ses ressources sont encore plus modestes qu'il ne le pensait et qu'il
est complètement ruiné. Il rend plusieurs visites à
l'oncle Octave - frère d'Elie - qui est l'homme riche de la famille;
Léon lui expose les difficultés de sa situation.
Léon n'obtient pas de promesse ferme de la part de son oncle, mais
ce dernier, pour sa fête, lui remet cinq cents francs. Léon
prévient Elie, par un pneu, qu'il ne rentrera pas ce soir à
la maison. Il dîne au restaurant, erre dans Paris à la recherche
d'une aventure, mais, paralysé par sa timidité, il rentre au
petit jour en taxi.
Quand Elie se déplace enfin, il obtient immédiatement
satisfaction: son frère le prendra en charge. Mais il n'est pas question
de Léon de Coantré, et, le 15 octobre, quand a lieu le
déménagement Mme Emilie, soeur d'Octave, recueillie par lui,
suggère à son frère d'héberger Léon dans
la maison du gardien à Fréville, où il a une
propriété. Léon accepte avec enthousiasme.
Mais il va vite déchanter, en proie à la solitude, l'isolement,
l'inconfort, et le manque de ressources qui lui vaut le mépris des
gargotiers qui devaient lui assurer la nourriture.
Il comprend qu'il est abandonné, mais, par sursaut de fierté,
est décidé à ne plus rien demander. Près de mourir,
il songe à appeler Mélanie, la bonne, pour vivre avec elle.
" Madame Mélanie, restez! Je ne veux pas mourir seul! "
s'écrit-il. (p. 237).
On trouvera quatre jours après sa mort, le cadavre de Léon.
Personne n'assiste à son enterrement. M. Octave, cependant, fera
entretenir sa tombe.
LES PERSONNAGES DE CE ROMAN
Ces célibataires ont horreur de se contraindre, ils vivent
dépenaillés. S'habiller leur est un supplice; être à
l'heure un martyre. Déjà dans sa jeunesse, après la
déconfiture de son entreprise, Léon a vécu pendant deux
ans sans rien faire que musarder, chasser, pêcher, bricoler. Rentier
dont les rentes diminuent jusqu'à devenir nulles. Après cet
épisode, il est revenu vivre sous l'aile maternelle, et, durant vingt
ans, cette insouciance de petit garçon fut à son goût.
A côté de cela, il est incapable de regarder les choses en face,
de voir ce qui est, trait qui caractérise aussi son oncle: "M. de
Coantré reconnut le génie de son oncle, qui était le
génie de se refuser à regarder en face les situations ennuyeuses".
Laisser passer les occasions - d'un mariage riche ou d'une - est un des
traits de leur indifférence et en même temps de leur inadaptation.
Mais leur laisser-aller est lié aussi à la pauvreté
de leur sexualité.
Elie de Coetquidan est vierge à soixante-quatre ans: rachitique,
il n'a pas fait de service militaire; il est atteint, sous ses dehors bourrus
et sans gêne, d'une timidité maladive.
Dans sa jeunesse, Coantré a connu des aventures sentimentales (de
préférence avec des bonnes et des cousettes). Il a même
connu quelque chose qui ressemblait à l'amour.(Mariette) Au profit
de ce souvenir, il cesse toute vie amoureuse. Dès lors, le jour où
l'envie lui prend de lier connaissance avec une femme, sa tentative échoue
lamentablement. Cela fait vingt ans qu'il est exilé du monde des femmes.
Il ne sait plus leur parler; il ne profite d'aucune des occasions qui se
présentent; il reconnaît que, ce soir-là, il est au-dessous
de lui-même et qu'il n'a plus " cette fameuse aisance des Coantré
qui, dans sa jeunesse avait tant dépité les Coetquidan". Incapable
d'aborder une femme, il les frôle en timide sans chercher à
avoir une aventure, "d'abord parce que son linge n'est pas frais, ensuite
parce qu'il n'en a pas envie". La soirée où il cherche à
renouer avec les femmes s'achève au petit jour en désastre,
devant un mélancolique café-crème.
Ils sont donc eux, plus que Montherlant lui-même, de véritables
célibataires, se mettant à l'abri de toute jouissance sexuelle
et incapables du moindre rapport avec l'Autre sexe.
Les seuls personnages de femmes de ce roman sont soit une image très
maternelle (Mélanie, Emilie) soit ce personnage que l'on retrouve
souvent chez Montherlant de la jeune femme émancipée dont la
principale qualité est de vouloir échapper à son statut
de femme et qu'il exécute sobrement p. 118 d'un : " la principale
tare de Melle de Bauret... était que pour elle nouveauté
est synonyme de valeur. C'est là signe certain de barbarie ".
La femme est là clairement marquée de l'horror feminae, horreur
du féminin, déjà soulignée par Freud et va nous
introduire au développement qu'a fait Lacan et à son
" éthique du célibataire ".
HOMOSEXUALITE MASCULINE CHEZ LACAN
Tout d'abord, Lacan distingue plus nettement encore que Freud la mère
et la femme : la mère est représentée par son désir,
celui qui apparaît dans la métaphore paternelle qui va par son
discours, introduire entre l'enfant et elle un élément
médiateur, le Nom-du-Père. La femme, Lacan dit et cela fit
scandale, qu'elle n'existe pas. Les femmes, bien sûr existent, mais
il n'y a pas La femme toute, celle qui ferait le pendant à la
représentation de l'organe mâle, le phallus. Raison pour laquelle
il l'affecte d'une barre : la femme en tant qu'objet d'amour, c'est la femme
barrée, barrée parce qu'il n'y a pas de signifiant dans l'Ics
pour la représenter. Il ne fait que reprendre en cela l'assertion
de Freud de primat du Phallus, à savoir que dans l'Ics, il n'y a qu'un
sexe, le sexe mâle. Chacun des sexes devra se positionner par rapport
à la castration : tout phallique ou pas tout phallique, côté
homme ou côté femme, et ce, indépendamment de son sexe
biologique.
Ensuite il introduit ce qui a été pour moi une surprise,
l'assimilation de l'homosexualité masculine à " une
éthique de célibataire ". Soit un choix de vie basé
sur le célibat. Mais qu'est-ce exactement qu'il qualifie de célibat?
Ce n'est plus là la simple référence au passage ou non
devant le maire. Je vais tenter de vous l'éclairer par le commentaire
des 3 phrases de son texte de 1973, Télévision, p. 65 exactement
"L'idée kantienne de la maxime à mettre à l'épreuve
de l'universalité de son application, n'est que la grimace dont s'esbigne
le réel, d'être pris d'un seul côté.
Le pied-de-nez à répondre du non-rapport à l'Autre
quand on se contente de le prendre au pied de la lettre.
Une éthique de célibataire pour tout dire, celle qu'un
Montherlant plus près de nous a incarnée."
COMMENTAIRE DES DEUX PREMIERES PHRASES :
-Le plus célèbre des philosophes allemands du siècle
des lumières, Emmanuel Kant (1724/1804) était lui-même
un célibataire endurci. De famille très modeste, a consacré
toute sa vie à la méditation et l'enseignement. Enseigna la
philosophie à l'université, a été précepteur
dans diverses familles nobles. Il n'a jamais connu de femme "lorsque je pouvais
avoir besoin d'une femme, je ne pouvais en nourrir aucune; lorsque je pus
en nourrir une, je n'en avais plus besoin" et n'a pratiquement jamais
quitté sa ville natale de Könisberg.
L'idée kantienne de la maxime = dans Critique de la raison pratique
: le respect du devoir est l'essentiel de toute moralité, c'est la
loi morale, règle qui commande sans condition, impératif
catégorique. Sa première formule est : "Agis selon une maxime
telle que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi
universelle".
Cette maxime personnelle, c'est la façon de Kant de sacrifier au
Un phallique, au nom de cette loi universelle, tous les objets que nous
appellerions plus de jouir, ceux de la sensibilité y compris le partenaire
sexuel.
Grimace = contorsion du visage, = feinte, dissimulation.
"S`esbigner" = s'enfuir subrepticement
Un seul côté fait référence aux formules de
la sexuation :
Les " célibataires " se positionnent seulement du
côté gauche de ces formules, excluant ce qui serait du
" pas-tout ", il n'ont à faire en tant que sujet, qu'au
phallus.
Dans Tous feux éteints, qui sont ses Carnets soit ses réflexions
jetées sur le papier de 65, 66, 67, sans dates et 72 (donc correspondants
à la fin de sa vie) p. 116, Gallimard, 1975, il donne sa définition
de la pédérastie :
" La pédérastie a peu d'importance puisqu'elle est l'amour
sensuel pour les enfants et adolescents (jusqu'à leur première
barbe, selon les principes rigoureux tant des Anciens que des Orientaux
modernes), c'est-à-dire l'amour de la féminité qu'il
y a en eux, c'est-à-dire qu'elle est l'hétérosexualité
à la petite différence près."
La différence qu'il fait entre les garçons et les filles,
il l'indique dans sa lettre à Roger Peyrefitte du 15 février
1939 (p. 54) : "Telle est leur race (celle des garçons) et je le savais
à seize ans déjà. Avec l'autre race, il faut en remettre;
avec la leur, il faut retenir."
Ces deux citations mettent bien en lumière que pour Montherlant,
ces jeunes garçons, son objet, sont le phallus lui-même. C'est
en effet le nom que l'on peut donner à cette "petite différence"
qui permet de ne pas en "remettre", à savoir que l'idée de
complétude, d'une totalité suffisante est telle qu'il faut
plutôt retenir car en rajouter n'est pas nécessaire.
Par ailleurs, on voit bien que l'idée là de la
féminité est directement liée à l'inaccompli,
il va même jusqu'à faire valoir que la différence d'âge
vaut pour la différence de sexe! C'est en fait instaurer une instance
qui ferait de La femme, non barrée et non différente, un
équivalent du Un phallique, idéal à atteindre en quelque
sorte.
Le non-rapport à l'Autre quand on se contente de le prendre au
pied de la lettre
Ces personnages n'ont pas de rapport avec l'Autre sexe : Kant était
puceau, Montherlant, pédophile.
Mais s'il est, au sens de Lacan, un célibataire, c'est qu'il met
hors-jeu l'Autre sexe, le ravalant en l'occurrence de tout son mépris,
prenant " le Réel (du sexe) d'un seul côté ",
celui de gauche dans les formules de la sexuation. Il fait venir à
la place du partenaire féminin, de l'objet a, le Un phallique ou des
petits j symbolisés dans le véritable comptage qu'il fait des
petits garçons. Ainsi, il évite La femme barrée, la
met de côté voire la diffame.
(Kant sacrifie aussi l'organe mais la jouissance phallique circulant dans
le signifiant, il reste dans la même logique.)
CONCLUSION :
Ce qui est frappant dans cette qualification par Lacan de
l'homosexualité masculine comme éthique du célibataire
est qu'il prend pour exemple dans le même paragraphe de
Télévision deux hommes dont l'un, Kant, était puceau,
l'autre, Montherlant, pédophile. Le critère n'est donc pas
pour lui le goût érotique ni la consommation de l'acte, mais
bien plutôt la position par rapport à l'Autre sexe.
C'est d'ailleurs pourquoi dans Encore, (p. 78) il la qualifie de horsexe,
celle qui n'a pas de rapport avec le sexe; ce dernier étant pris dans
le sens classique : les personnes du sexe, ce sont les femmes. " Le
sexe comme tel, à entendre au sens où l'être parlant
le présente comme féminin. " dit-il p. 307 du Discours
de clôture des Journées sur les psychoses chez l'enfant les
21 et 22 octobre 1967 paru dans Enfance Aliénée 10/18 Paris
1972.
C'est déjà d'ailleurs la position de Lacan commentant le
livre de Delay "Sur la jeunesse de Gide" dans les Ecrits. C'est la relation
de Gide à sa mère chez qui il pointe l'homosexualité
féminine qu'il note et la présence d'au moins une femme pour
Gide en la personne de Madeleine.
Jacques-Alain Miller dans la Revue n° 25 souligne lui aussi que Lacan
insiste sur la particularité du cas et remet en question
l'homosexualité comme entité clinique.
Il insiste sur la prégnance dans tous les cas d'homosexualité,
féminine ou masculine, du désir de la mère et de la
difficulté pour l'enfant à trouver la place de son propre
désir.
BIBLIOGRAPHIE :
1. Arsenij Goulyga : Emmanuel Kant une vie Édition Aubier 1985
2. Michel Mohrt : Montherlant "homme libre" paru en 1942,
réédition avec Préface de l'auteur 1989. Édition
La Table ronde.
3. Biographie de Montherlant dans Éditions Balises chez Nathan.
4. Henry de Montherlant-Roger Peyrefitte Correspondance. Éd. Robert
Laffont 1983.
5. H. de Montherlant : Les célibataires (1933) : Édition
Livre de poche 1962
6. Michel Raimond : Les romans de Montherlant Éd. Sedes 1982
7. Pierre Sipriot : Montherlant sans masque Édition Livre de Poche
8. Colette Soler : Les variables de la fin de la cure - Cours 92/93
9. Marie-Jean Sauret : "Célibataire" de la vérité
Revue 28 Octobre 1994
10. Jacques-Alain Miller : Silet Cours 1995
11. Jacques-Alain Miller : Transcription Cours fin 1988 in Revue 25
" Sur le Gide de Lacan ".
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