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_____________________ (intervention au XXVe journées d'études de l'École de la Cause freudienne, 26 et 27 Octobre 1996, Paris) Argument : Spécifiquement, la mélancolie dévoile ce qui, du sujet, est réel. Ainsi, dans cette psychose localisée et reversible, il n'est plus "Personne" dans le champ de l'Autre . Incidences cliniques.
Introduction Notre propos est de rendre compte de l'incidence clinique de la fonction du nom propre dans la structure des sujets enclins à la mélancolie. Il nous faudra d'abord questionner rapidement cette fonction dans la théorie lacanienne ainsi que ses incidences dans la clinique des névroses et des psychoses. Le nom propre chez le névrosé: "Plus-Personne" et "Sans-Nom" La référence au nom propre a pris une importance considérable et croissante à travers l'oeuvre de Lacan. Dans ses écrits, cette référence peut se repérer très tôt. En effet, dès le début de son enseignement, Lacan fait apparaître qu'une des fonctions fondamentales de la métaphore est d'effacer, et même de rejeter la dimension sonore, la structure essentiellement localisée du signifiant, celle justement à quoi renvoie le nom propre, signifiant autonyme, . Les renvois abondent dans l'oeuvre de Lacan et nous poserons donc seulement quelques jalons : L'exemple classique de la métaphore avancé par Lacan dans l'instance de la lettre (1):"Sa gerbe n'était point avare ni haineuse" . Dans cette métaphore hugolienne, le signifiant "gerbe" se substitue à celui du nom propre d'un homme, en l'occurence Booz. Lacan ne parle pas seulement de substitution il ajoute également la notion d'une "usurpation de place", "c'est de Booz que la gerbe a fait place nette...rejeté qu'il est maintenant dans les ténèbres du dehors où l'avarice et la haine l'hébergent dans le creux de leur négation". La fonction de la métaphore est clairement d'écarter le nom propre dans les fonctions de jouissance qui lui sont attribuées : avarice, haine, esclavage, auquelles nous pourrions ajouter harcèlement sexuel sur le lieu du travail et viol sur mineur par ascendant sur la personne de Ruth, équivalent de l'inceste. Le terme de rejet qu'il emploie ici n'est pas sans nous rappeler la Verwerfung et nous faire évoquer une part de forclusion consubstancielle à l'opération de métaphorisation du sujet de l'inconscient. La métaphorisation phallique du nom propre efface la jouissance qui lui est fondamentalement attachée. Cette opération d'effacement permet à Lacan de dire que le névrosé est fondamentalement "Plus -Personne" (2) ou un "Sans-Nom".(3) Le sujet Booz ne reste présent que sous la forme de son absence, de son effacement comme nom propre, négation de ses attributs de jouissance.
L'exemple de la "paix du soir" produit dans le séminaire III "Les Psychoses " (4) et repris dans le texte des Écrits "La Métaphore du sujet" (5) va dans ce sens ."Si nous questionnons la paix du soir, nous y apercevons qu'elle n'a d'autre relief que l'abaissement des vocalises : qu'il s'agisse du jabraille des moissoneurs ou du piaillement des oiseaux" ."La paix du soir", franchissement dans l'oasis tranquille du signifié, fait office de barrière de la jouissance envahissante, soit à ce qui, de l'effet de langage, se dérobe au symbolique. Ainsi, le nom propre est une inscription littérale de la place du sujet dans le discours et qui ne circule à l'intérieur de celui-ci qu'à se métaphoriser. Le nom propre met en jeu la fonction de la lettre dans le discours : "c'est...sous une forme latente au langage, la fonction de l'écriture, la fonction du signe en tant que lui-même il se lit comme un objet"(6) . Le nom propre est écriture dans le langage parlé. Effectivement, dans le Séminaire interrompu "les Noms-du-père", Lacan indique que le nom propre précède l'avènement de la dimension symbolique :"Le nom propre est cette marque, déja ouverte à la lecture...y est imprimé quelque chose, peut-être un sujet qui va parler"(7).
Le nom propre dans la psychose déclenchée Dans les psychoses, où la fonction de la métaphore paternelle fait défaut, il ne sera donc pas surprenant de voir resurgir de façon massive cette fonction du nom propre hors du "baptême symbolique" au Nom-du-père, qui fait de chaque sujet névrosé un "Sans-Nom". Effectivement, il est aisé de constater que ce retour dans le réel du nom propre se produit dans le cas Schreber d'une façon massive dès l'introduction de ses Mémoires avec le délire sur les lignées Fleschsig et Schreber (8) . Rappelons aussi les hallucinations des oiseaux parlants, "vestibules du ciel", auxquels Schreber decernera justement des noms propres de jeunes filles. Ce n'est pas "la paix du soir " pour Schreber : ça jacasse dans tout l'univers. Rappelons également le début de la phrase interrompue, citée par Lacan (9) :"Sie sollen nämlich..." qui pourrait aussit se traduire par "vous devez nommément". Schreber décerne des noms propres à ce qui, de l'effet de langage, fait trou dans le signifié. Les noms propres pullulent dans ses mémoires. C'est , en la nommant, une façon minimale de répondre à la jouissance qui envahit le sujet. La suppléance intercritique du mélancolique L'Ego pré-mélancolique :"Se vouloir être personne" au lieu de "se vouloir un nom" Toute psychose n'implique pourtant pas un déclenchement irréversible comme dans le cas Schreber. La question est alors de savoir quels traitements du nom dans les structures psychotiques parent au déclenchement et inscrivent la position du sujet? Il n'y a pas de réponse univoque, et sans doute, chaque cas reste à considérer dans sa singularité. Par exemple, "Se vouloir un nom" est pour Lacan la solution de suppléance que Joyce a trouvé à la forclusion du Nom-du-Père. Cette position du nom, non-conforme, qui se refuse et triomphe de toute fonction de normativation sociale n'est pas sans rappeller le triomphe de la manie."Le nom propre (chez Joyce) fait ici tout ce qu'il peut pour faire plus que le signifiant du maître" (10) . Chez les sujets enclins à la mélancolie, il me semble que c'est souvent exactement l'inverse qui se produit. Il s'agira, non pas de transformer la carence symbolique à l'endroit du nom en triomphe de la fonction de l'énigme comme chez Joyce, mais de camoufler ce non-effacement du nom dans le symbolique. Chez le sujet enclin à la mélancolie, la suridentification intercritique au rôles sociaux (amplement démontrée par Tellenbach avec la description des traits du Typus Melancolicus (11) et reprise dans les travaux d'Alfred Kraus (12)), traduit au contraire une volonté d'effacement, de comblage du trou de la forclusion que vient présentifier le nom propre non-métaphorisé par le phallus symbolique. "Être personne" , ou être un "Sans-Nom" sous les espèces de la fonction phallique lui est structuralement refusé dans le symbolique. C'est plutôt un "se vouloir être personne", à défaut d'"être personne", qui conduit le mélancolique à élaborer cette "suridentification" qui a longtemps été confondue avec les traits compulsifs des obsessionnels. Le terme de "suridentification" est ici emprunté à Tellenbach et Kraus qui l'emploient pour la spécifier en la distinguant dans le fond - je traduis leur langage psychopathologique emprunté aux systèmes philosophiques de Heidegger (Être et temps) et Sartre (L'être et le néant)- de ce qui serait identification dans le registre symbolique. Ceci peut s'écrire ainsi :
Comment écrire dans la structure cette stabilisation intercritique
réversible? On pourrait proposer l'écriture suivante:
Suridentification et idéal du Moi Ce qui distingue cette suridentification (terme utilisé par Tellenbach et développé par Kraus) de l'idéal du moi est : 1) d'une part son caractère constellé- il y a toute une série de traits distincts auquel le pré-mélancolique doit se conformer, ce qui n'est pas sans rappeler "le ciel étoilé" des identifications du japonais décrit par Lacan dans "Lituraterre" (14) et qui rend pour lui le japonais inanalysable. Ces traits sont plutôt normatifs. Ils n'ont pas le caractère d'exception de l'Idéal du Moi. D'où l'absence d'orgueil chez le sujet pré-mélancolique, alors qu'on peut le constater chez le paranoïaque. Une contradiction entre deux de ces traits est souvent une cause de déclenchement de l'accès. 2) d'autres part son caractère non dialectique : ces traits sont pour le sujet non relativisables dans l'élaboration symbolique. D'où l'attrait pour le sérieux et la relative incapacité à l'humour du sujet pré-mélancolique (15), qui impliquerait la possibilité d'une médiation, d'une distanciation vis-a-vis de ces valeurs pré-données. Ce sont des traits empreints de la rigueur psychotique. C'est une identification à l'être littéral du trait signifiant et non à sa fonction de représentation. Disons que le sujet pré-mélancolique doit remplir ses identifications "à la lettre". Par ailleurs, ces traits sont empruntés à l'Autre, ils traduisent le copiage d'une sorte d'idéal, non pas du Moi, mais d'une norme sociale. On conçoit dès lors que les personnalités pré-mélancoliques soient plus facilement typifiées et reconnaissables dans les cultures où les normes sociales sont plus clairement définies, voire imposées, comme c'est le cas au Japon et en Allemagne. Le déclenchement de l'accès Le déclenchement de la psychose-accès de mélancolie se fait lorsque un seul de ces traits n'est pas rempli par l'effectuation imaginaire du sujet. Effectuation imaginaire veut dire que ce n'est pas du tout au niveau du discours, en tant qu'élaboration symbolique, que le sujet doit répondre de ces traits mais au niveau de ses actes dans la vie courante, dans la réalité. Ainsi, la condition du "Typus" ou la condition de suppléance n'est pas symbolique mais se situe au joint de l'imaginaire et du réel, d'où sa possibilité de montage, de démontage et l'instabilité relative de cette forme de suppléance. D'où également le déclenchement de l'accès à la suite de causes qui peuvent apparaître strictement mineures ou dites à juste titre "insignifiantes" au sens des "life-events" des anglo-saxons. D'où également la possibilité de déclenchement pour des raisons se trouvant dans l'imaginaire et non dans le symbolique. Une atteinte dans le champ imaginaire peut décompenser la structure et laisser "s'exprimer " dans le réel cette collection surmoïque auparavant bien encapsulée. Ce qui explique qu'on ne trouve pas forcément la conjoncture de déclenchement des psychoses décrite par Lacan dans sa "Question préliminaire". Une simple grippe est parfois à l'origine d'un nouvel accès. La perte de la couverture imaginaire redéclenche le procès symbolique, toujours latent. Suridentification et thèmes délirants D'après A. Kraus un certain degré de conguence entre traits de suppléance et thèmes délirants intervient alors dans l'accès mélancolique : par exemple, une thématique délirante de ruine si l'ego pré-psychotique se soutenait plutôt de valeurs matérielles, une thématique hypochondriaque si le corps était particulièrement mis en jeu -ménagère, travail manuel, plutôt une thématique d'indignité ou de faute s'il s'agissait de traits ayant rapport à l'investissement d'un rôle social -homme politique, par exemple. Le rôle de l'imaginaire dans la guérison La guérison de l'accès n'est pas affaire de procès symbolique dont on sait le caractère grave dans l'accès et le caractère latent en dehors, mais plutôt de restauration de ce cataplasme imaginaire. Laisser le sujet reconstruire des identifications d'objet susceptibles de masquer suffisamment l'abjection de son nom propre sans le déborder. Cas clinique et conclusion Je voudrais conclure en relatant ce que m'avait raconté un patient mélancolique au sortir d'un épisode de stupeur. Son nom propre, ce n'est bien sûr pas exactement le sien, était "Tourneur", patronyme d'autant plus pesant que son père avait été durant sa vie ouvrier dans un magasin de cycles, ce qui a du suggérer le type de suppléance auquel il a eu recourt. La suridentification Avant le déclenchement de son accès il exerçait dans une entreprise nationalisée le métier de vérificateur de travaux, soit d'inspecteur des travaux finis. Pour résumer son style de vie, à l'évidence hyperconforme à la Tellenbach, je dirais qu'il visait sans pouvoir le formuler, si vous me permettez l'expression, à ce que globalement, "ça tourne rond"; ce qui est une valeur matérielle hautement valorisée et appréciée socialement. Façon de camoufler ce qui, justement ne tourne pas rond, et qui pouvait aisément passer pour la clinique d'un obsessionnel. Le "tournez-manège" du délire Son délire est complètement centré autour du mouvement circulaire qui, cette fois, a pris le pas sur lui et s'est mis à lui coller à la peau, un peu comme un sparadrap dont on ne peut se débarrasser, à partir du moment où un grain de sable s'est fichu dans l'engrenage.Voici le fragment de récit , qu'il m'a alors livré avec la force de tous les gestes rotatoires corporels adéquats que vous pouvez imaginer: " La physiothérapie de l'ensemble que j'ai reçu. Ce groupe qui a permis d'en arriver ici...Cet ensemble de maladies qui a permis d'être transformé en ce que l'on a vu...Le P.V.., c'était un samedi au Milles à 30 km de Marseille, on était allé chercher un relax , mon beau-père arrivait la semaine qui suivait , il y avait une espèce de chicane, je roulais dans ce système de chicanes... on ne pouvait pas aller plus loin, on était obligé de faire demi-tour, on avait deux possibilités : on pouvait tourner théoriquement à gauche, mais il y avait un panneau : les gendarmes étaient là, ils nous ont verbalisés...ma femme s'est mise à élever la voix, je lui ai dit <<doucement>> ça risque de se retourner contre nous...au lieu de 75 F on en a eu pour 800 F; ça a été le point de non-retour..." " Le Lundi matin je me suis réveillé à 6 heures comme les condamnés à mort. En tournant le bouchon pour prendre la dernière dose homéopathique, je l'ai tourné avec les dents ... clac ! ça a mis le processus judiciaire en marche, je m'étais écroué". Le nom dans le réel Ces paroles obéissent aux mêmes mécanismes que les sketches de Raymond Devos. Mais, parce que le symbolique a fait retour dans le réel, la fonction du comique est inefficace. Ici, c'est bien un délire, il n'y a pas Witz, il n'y a pas non-sens dans le sens; c'est sérieux, le sujet est concerné, il y a pour ce sujet plein de sens et rien que sens. Ici ne se joue pas la fonction de semblant du symbolique qui consiste à, comme dit Jacques-Alain Miller dans "clinique ironique" à"irréaliser le monde" . Le nom qui le nomme prend sens et le saisit au lieu de le "dé-nommer", au sens de faire de lui un "Sans-Nom "au champ de l'Autre. Son nom ne fonctionne pas comme le "je suis Personne" qu'Ulysse adresse à Polyphème, clé signifiante qui lui permet d'échapper à être joui en brochette par le cyclope. Il est ainsi clairement devenu objet tourné et retourné dont l'Autre jouit illustrant "l'ombre de l'objet tombant sur le Moi", décrite par Freud dans "Deuil et mélancolie". L'évocation de son nom propre, qui exsude par toutes les pores
du réel, au lieu de déclencher une irréalisation dans
le symbolique S( L'échec de la parade imaginaire Ce qui distingue ici l'accès de la phase précritique est, dans le fond, le fait qu'il ne peut plus satisfaire dans la réalité aux exigences tourneboulantes surmoïques pour lesquelles il avait jusqu'à présent réussi à répondre dans sa vie pratique. L'arrivée d'un tiers (R) en la personne du beau-père plus le cafouillage dans la solution "relax" (l'incompatibilité entre la solution "tournante" du parking et la solution "relax"), solution imaginaire (I), c'était de trop (sans S). Bibliographie 1)J.Lacan : Écrits, "L'instance de la lettre dans l'inconscient", Seuil, 1966, p. 508. retour 2) J.Lacan : Écrits, "Remarques sur le rapport de Daniel Lagache", Seuil, 1966, p. 667: "...place de Plus-Personne..."retour 3) J.Lacan : Écrits, "Subversion du sujet et dialectique du désir", Seuil, 1966, p. 825: "Car la castration imaginaire, le névrosé l'a subieau départ, c'est elle qui soutient ce moi fort, qui est le sien, si fort, peut-on dire, que son nom propre l'importune, que le névrosé est au fond un Sans-Nom". retour 4) J.Lacan, Le Séminaire III, "Les Psychoses, p.169. retour 5) J.Lacan, Écrits, "La Métaphore du sujet", p.891, Seuil 1966. retour 6) J.Lacan, Le Séminaire, L'identification (non publié), séance du 10 Janvier 1962. retour 7) J.Lacan, Le Séminaire, Les Noms-du-Père, 1963. retour 8) D.P. Schreber, "Mémoires d'un névropathe", p.36. retour 9) J.Lacan, Écrits, "D'une question préliminaire", p.561 & p.539. retour 10) J.Lacan, Le Séminaire, "Le Sinthome", p.13, séance du 1er Février 1976 & p.15,séance du 17 Février, Ornicar? n°8. retour 11) H. Tellenbach, "La Mélancolie, Puf, 1979. retour 12) A. Kraus : Identity and psychosis of the manic-depressive, "Le délire mélancolique du point de vue de la théorie de l'identité", "Thérapie de l'identité", tirés à part. retour 13) S.Freud, Deuil et mélancolie, Métapsychologie (1915), p. 158, Gallimard. retour 14) J. Lacan, Lituraterre, paru dans Ornicar n°?. retour 15) A. Tatossian,Phénoménologie des psychoses, rapport au congrès de neurologie et de psychiatrie de langue française, Masson, 1979. retour __________________ __________________ [an error occurred while processing this directive] |