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Castration, Frustration et Privation.

Une lecture du séminaire IV,« La relation d'objet »

Par Jean-Jacques GOROG

La distinction et l'étude systématique de ces trois modes du manque de l'objet occupe une part importante pour ne pas dire décisive du séminaire consacré à la relation d'objet, les cas cliniques de Freud constituant une illustration de la nécessité et de l'utilité de ces catégories. Lacan s'appuie sur un tableau reproduit ici sous sa forme complète, manu ductio de l'ensemble du séminaire, et, peut-on supposer par sa position dans le progrès du séminaire, forme intermédiaire entre le schéma en Z dit schéma L et le graphe qu'il produira l'année suivante.

Notons que ce tableau n'est ni un schéma, ni un graphe, ni une construction topologique, ni un mathème : c'est une matrice qui comporte plusieurs entrées et sorties, avec une homologie entre elles. Il nous faudra donc montrer comment il peut être conçu comme une étape de la construction du graphe.

Mais d'abord voyons d'où s'origine cette tripartition, inventée par Lacan pour rendre compte du développement de l'enfant, conformément à la doctrine freudienne, et contre un usage très à la mode qu'il considère comme simplifié et erroné par les élèves de Freud, de « la Relation d'objet ».

à la source : Les « Complexes familiaux »

Nous prendrons comme texte de référence les « Complexes familiaux » de 1938 où le développement de l'enfant est décrit en trois temps déjà articulés de façon non linéaire puisqu'ils impliquent chaque fois l'après-coup ou plus précisément ce que Lacan a formulé sous le nom de « Temps logique ». Ces trois temps appelés complexes, ce qui en soi implique une dimension structurale, sont :

1) Le complexe de sevrage qui implique la privation

2) Le complexe d'intrusion qui implique la frustration

3) Le complexe d'Oedipe qui implique la castration.

Chacun des termes vaut d'ailleurs comme manque de l'objet en cause dans le complexe, autrement dit c'est à la sortie du complexe, lorsque le manque est réalisé, que le mode de manque, privation, frustration, castration entre en jeu. Ceci implique que chacun des complexes ne voie son bouclage effectué que de l'intervention du suivant. Pour le complexe d'Oedipe dont l'assomption - la sublimation dans les « complexes familiaux » - détermine la sortie, celle-ci ne va pas sans une remise en circuit des complexes précédents. Il en résulte un effet de tourbillon qui complique - c'est le cas de le dire - une description que l'on aurait souhaitée, pour la clarté, plus linéaire.

Il s'agit en effet de conjoindre dans une même opération les temps du développement avec la structure. C'est pourquoi le tableau est donné à partir de son état terminal, et ne saisit les temps premiers qu'à la lumière du troisième, d'où l'inversion des trois modes : castration, frustration, privation, dans cet ordre et non dans celui du développement. On notera ainsi que Lacan prend soin d'évoquer la phase prégénitale et non préoedipienne (p.53), nécessaire pour ordonner rétroactivement frustration et privation à partir de la castration. Une indication explicite de cette critique de l'ordre chronologique se trouve un peu plus loin lorsqu'il précise que la privation implique une symbolisation à quoi la frustration doit avoir introduit le sujet (p. 56). De la même façon la frustration est désignée comme fondement de l'Oedipe lequel est le temps suivant (p. 61).

Au delà du stade du miroir, première appréhension par Lacan du développement de l'enfant, la problématique va se déployer en s'appuyant sur deux notions essentielles : L'une est la référence qui doit être rappelée de ce que Lacan doit à la psychose, ici sous la forme de l'objet halluciné dans le réel. Il se conjoint à l'objet freudien du premier sevrage, perdu et retrouvé sous une forme hallucinée. Il permettra à Lacan d'y situer le rapport du sujet au réel, et d'ordonner les trois temps en fonction de ses catégories, le réel pour la privation, l'imaginaire pour la frustration et le symbolique pour la castration. L'autre est la référence au langage qui s'inscrit en tiers dans la relation mère - enfant et se trouve supportée par ce symbole qu'il appelle phallus. Plutôt que de lire le tableau en fonction du progrès du séminaire, nous tenterons d'extraire chacun de ces éléments.

1) La privation

C'est, nous dit Lacan, un trou réel, « le fait que la femme n'a pas de pénis, qu'elle en est privée » (p. 213). Plus loin il précise « ... que tout le progrès de l'intégration de l'homme comme de la femme à son propre sexe, exige la reconnaissance d'une privation », celle-ci correspond au « Penisneid d'un côté, au complexe de castration de l'autre » (p. 373). Nous sommes apparemment fort loin du complexe de sevrage qui avait servi à sa définition de départ : privation fondamentale de l'objet de satisfaction que la répétition va s'attacher à retrouver mais qui restera « impossible à assouvir » (p. 16). L'objet a pour fonction de complémenter un trou, abîme dans la réalité (p. 23), ou manque dans le réel (p. 37).

Pas d'exigence phallique pour la privation car comment le sujet peut-il se sentir privé de ce que, par définition, il n'a pas. Lacan indique alors que cet objet qui manque dans le réel de la privation, ne peut être donné comme manquant à sa place que dans l'ordre symbolique : la privation est réelle, mais l'objet est symbolique (p. 38). Le livre qui manque à sa place est bien signifiant analogue ici du mot qui vient à manquer. Mais pour mieux appréhender ce que cette relation pose, la référence à l'hallucination du sujet psychotique me semble pouvoir être appelée en renfort : ce qui fait retour dans le réel, c'est le signifiant forclos, c'est à dire le signifiant pour celui-ci qui n'a jamais pris sa fonction dans la chaîne et qui manque à sa place. Du signifiant forclos le sujet ne peut se sentir privé puisqu'il n'en a pas constitué la trace. Si le manque (du signifiant) est réel, ce qui fait retour est un objet symbolique, soit ce que dit la voix, avec comme résultat la détermination de la position du sujet.

La privation en jeu dans la description par Lacan du phénomène élémentaire va nous être utile pour saisir comment s'en distingue le franchissement de l'Oedipe. La théorie du déclenchement montre que l'absence du signifiant ne suffit pas. Il faut l'appel à ce signifiant pour que le mode de la réponse témoigne qu'il n'y était pas. C'est pourquoi nous aurons avec le fonctionnement du complexe de castration la signification de la privation première qui cette fois prendra en compte la disparité sexuelle et nous permettra de tracer l'identité entre le sevrage et le pénis qui fait défaut à la femme.

2) La frustration

Fondement de l'Oedipe, la frustration est sans doute celui des trois temps freudiens qui doit le plus à Lacan, paradoxalement puisqu'il accuse les post - freudiens d'avoir tout confondu sous ce chef, et donc de l'évoquer à tout propos : en en limitant l'usage, Lacan donne à ce terme tout son poids.

Notons que dans le tableau la frustration est la seule modalité pour laquelle chacun des éléments est précisé et détaillé . C'est bien « le vrai centre quand il s'agit de situer les relations primitives de l'enfant » (p. 66). Ainsi l'agent est la mère, sous la forme où elle apparaît dans le jeu du Fort - da, comme présence-absence c'est à dire sous une forme symbolique, tel est l'élément nouveau qui clôt le sevrage. Mais avec cette clôture, il permet de préciser qu'au temps d'avant il y avait la puissance de la mère susceptible de satisfaire le sujet avec l'objet. Maintenant celle-ci entre dans la dialectique du don , ce qui implique déjà un échange, soit encore quelque chose qui implique qu'elle n'ait pas tout, qu'elle ne soit pas toute puissante soit encore, qu'elle désire quelque chose (p. 69).

A quoi correspond sur le tableau le renversement décrit où l'objet devenu objet du don fait déchoir le statut de la mère de son rang symbolique qu'elle représentait dans le Fort-da avec l'objet comme objet réel de satisfaction à cette « réalisation » de la mère dans la puissance de donner ou pas ?

Le premier temps est bien celui de la frustration avec la mère symbolique et l'objet réel, mais le second, comment le placer ?

Eh bien ! il représente une difficulté dans le passage de la frustration à la castration, un temps d'arrêt nécessaire à la constitution de la phobie, ou encore une voie d'attente dans laquelle l'objet redevenu symbolique n'est plus exactement celui de la privation, mais n'est pas non plus sans rapport avec lui : il ne l'est plus dans la mesure où c'est la mère réelle qui va perdre sa toute puissance.

Ce n'est plus l'enfant qui est privé mais la mère et ceci nous amène à une étape intermédiaire, non indiquée comme telle mais pourtant nécessaire aussi bien pour rendre compte du développement normal, que surtout pour rendre compte des différentes structures cliniques : outre la phobie qui est située ici, il y a la toute puissance de la pensée pour laquelle la toute puissance de la mère nous est donné comme un passage obligé (p. 69).

Mere, enfant phallus et temps logique

Ici, pour éclairer ce passage Lacan envisage le point de vue de la mère, exactement de la même façon que pour résoudre le problème des trois prisonniers (« Le temps logique »), il nous faut raisonner à partir de « ce que dirait l'autre prisonnier s'il voyait un disque blanc ... ». Ce que voit la mère, ce n'est pas à proprement parler un disque noir ou blanc, c'est l'enfant et le phallus. C'est bien ce que le sujet, l'enfant dans ce cas de figure, doit imaginer - ce que voit la mère - pour réaliser la position dans laquelle il se trouve, et pouvoir dire quel disque il porte dans le dos, noir ou blanc, homme ou femme. L'autre donné comme le phallus est imaginaire : c'est l'image de ce qu'il n'est pas.

Nous entrons ainsi progressivement dans la dialectique de la castration, premier étage du tableau. A nouveau essayons de vérifier en quoi la frustration ainsi décrite correspond bien au complexe d'intrusion. L'exemple de Saint Augustin toujours en bonne place chez Lacan ne figure pas ici explicitement - on n'y trouve qu'une allusion discrète à « la référence spéculaire au semblable » (p. 202) - mais reste le modèle incontournable. Bien plutôt la frustration ici offre à préciser sa fonction : le semblable dont le sujet est jaloux, qui détermine l'envie (invidia) est le phallus imaginaire qui s'instaure en tiers entre la mère et l'enfant. Si Lacan ne nous le rappelle pas ici c'est sans doute pour éviter une confusion avec le sevrage : par ailleurs accentuant la fonction symbolique à l'oeuvre dans le concept, les adhérences imaginaires dans les discours analytiques classiques au sein maternel auraient pu sans doute entraîner quelques malentendus supplémentaires. Ainsi la frustration pour être complétée suppose l'introduction du tiers imaginaire.

3) La castration

l'objet est imaginaire

Lacan justifie que l'objet est imaginaire dans la castration de ceci que, bien entendu, il ne s'agit pas de le couper dans le réel, et ce d'autant moins que cette image phallique est celle qui vaut pour la mère : ainsi Lacan insiste sur le fait que la menace de castration ne produit aucun effet sur Hans tant que l'objet phallique n'est pas distingué de sa personne, et tant que la mère n'est pas de quelque façon appréhendée comme pouvant être privée de l'organe.

Le manque est symbolique

La coupure en quoi consiste la castration est symbolique, ce qui implique une prise de position du sujet, un effet sujet susceptible de décider de sa position comme être sexué et qui n'est possible qu'à la condition pour les deux sexes, d'un retour sur la privation cette fois non pas du sujet privé du sein, mais de la mère privée de phallus.

Cette privation de phallus est détectée par le sujet lorsqu'il expérimente le fait non pas qu'un autre enfant puisse être satisfait par la mère mais que ceci implique qu'elle désire et que par conséquent elle n'a pas ce qu'elle désire.

Compter jusqu'à trois

Pourquoi ne peut-il pas se réaliser sans l'appui d'un semblable ? Ici nous retrouvons ce qui s'était révélé nécessaire pour résoudre le problème du temps logique : Il faut compter jusqu'à trois pour que le point de vue de l'autre soit seulement pensable.

La frustration est ce temps qui permet de compter jusqu'à trois grâce au dédoublement de l'image. Ce n'est plus l'objet qui est substituable comme dans la privation la mère présente - absente comme dans la frustration, c'est le sujet lui-même qui se révèle substituable où plutôt c'est l'opération qui l'instaure comme sujet divisé.

Notons qu'aux trois étages du tableau correspondent les trois niveaux de la quête de satisfaction : besoin, demande, désir. Mais ici nous anticipons sur le développement, notamment du concept de demande, dans les séminaires des années suivantes de Lacan, avec la construction du graphe.

Dans ce pas intermédiaire de la frustration à la castration trouvent à se loger les formes cliniques qui en témoignent .

L'anorexie mentale

Ainsi l'anorexie mentale (p. 184-187) vise à faire dépendre la mère toute - puissante, du sujet, là où le désir maternel ne se laisse pas lire suffisamment.

La phobie est au contraire à ce niveau la réponse, devant un désir trop cru c'est à dire ayant perdu sa toute-puissance, d'un sujet qui recule devant la privation dont est affectée la mère : tel est le cas de Hans.

Le saut véritable vient ensuite: « Comment dans la dialectique de la frustration s'introduit le phallus » ? (p. 189). Il faut lire ici le phallus imaginaire du premier étage du tableau. Que l'enfant doive donner ce qu'il n'a pas à sa mère qui en manque est à proprement parlé ce qui constitue le premier étage de la castration : « L'enfant s'engage dans la voie de se faire lui- même objet trompeur » (p. 194).

Introduction de la fonction paternelle

A partir de ce moment, Lacan va s'intéresser à la fonction paternelle.

Le père symbolique est le père mort

Et d'abord, il justifie la nécessité de la présence de la mère symbolique par ceci qu'il n'y a pas de père symbolique, pour la raison que le père symbolique est le père mort : il n'intervient donc pas puisqu'il est mort. Le père symbolique est toujours au-delà de la mère symbolique (p. 219).

Restent à placer le père imaginaire et le père réel : lorsque Lacan déclare que « La castration est toujours liée à l'intervention du père réel »(p. 221), il nous faut préciser ce qu'il entend à ce moment par « père réel », en quoi consiste son intervention et quel est son résultat.

Le père réel

Le cas de Hans fournit une réponse fondée sur l'absence d'intervention du père réel, autrement dit sur la difficulté de franchissement du complexe de castration. Se trouve ainsi décrit l'échec avec les modalités d'une suppléance (p.365) mais pas le succès, car le franchissement n'est jamais que relatif, car l'intervention du père réel ne peut se concevoir que par rapport à l'acte.. Ce n'est sans doute pas encore ce qui sera développé notamment dans le séminaire « L'acte analytique » mais l'indication se trouve précisément donnée p. 373 avec la référence à la tradition judéo-chrétienne de l'écart entre la puissance et l'acte, écart dont l'amour est la médiation. Si la plus grande part du séminaire concerne la toute - puissance de la mère, il est clair que l'acte est une fonction du père. A ce moment de son enseignement, il est déjà nettement articulé que c'est une parole. C'est d'ailleurs, sans doute, une des raisons d'adjoindre le père symbolique comme un au-delà du père réel, qu'il s'agisse de Freud au-delà du père de Hans (p. 394) ou de l'exemple de l'insémination artificielle après la mort du mari dans lequel « le père réel est aussi le père mort », c'est à dire le père symbolique (p. 375).

Le père imaginaire

Pour ce qui est du père imaginaire dont la fonction dans la privation ne me semble pas autrement explicitée, il convient de se souvenir du début du séminaire : le trou réel qui par définition ne provient de nulle part est, après coup, attribué à la grosse voix, c'est à dire au père imaginaire.

Il semble bien qu'il faille lire ici que la sortie de l'Oedipe en quoi consiste le franchissement qu'est le complexe de castration, ne puisse être pensée qu'avec cette prise en compte de la privation, à quoi introduit la frustration, dans ce double mouvement de l'assomption du désir phallique de la mère dans la réalisation de la privation de l'organe chez la mère. L'intervention du père dans la dialectique stabilise cette construction en donnant une cause à la privation. Il est toutes sortes d'indications qui nous font lire dans ce séminaire des prémisses de ce qui constituera tout un pan de l'enseignement de Lacan par lequel c'est à l'analyste que sera dévolue la fonction de l'acte, attendue ici du père réel, dans une assomption de la castration que seule l'expérience analytique peut, dans les meilleurs cas, accomplir ! Ainsi il dira dans « l'Envers de la psychanalyse » qu'il n'a pas véritablement traité la question du père réel comme agent de la castration, dans son séminaire sur la Relation d'objet. Cf. Marcel Mauss, « Essai sur le don ».

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