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L'interprétation à l'envers

(Paru dans la Cause freudienne, revue de psychanalyse, n°32, 1996)

 

Jacques-Alain Miller

 

—Vous ne dites rien ?

—Ah si, je dis quelque chose. Je dis que l'âge de l'interprétation est derrière nous.

C'est ce que tous disent, mais sans le savoir encore . Et c' est pourquoi ces Journées sur l'interprétation avaient besoin d'une interprétation.

L'âge de l'interprétation est derrière nous. C'est ce que Lacan savait, mais il ne le disait pas: il le faisait entendre, et nous commençons seulement à le lire.

Nous disons " l'interprétation ", nous n'avons que ce mot à la bouche, il nous assure que) en nous , se poursuit " l'histoire " de la psychanalyse. Mais nous disons "l'interprétation " comme nous disons "l'inconscient", sans plus penser à la conscience, et à la nier. "L'inconscient" "l'interprétation ", ce sont les mots de la tribu à couvert desquels s'insinue le sens nouveau qui s avance masqué.

Qu'est-ce que l'inconscient ? Comment s'en interprète le concept ?—quand je ne le rapporte plus à la conscience, mais à la fonction de la parole dans le champ du langage. Qui ne sait que l'inconscient se tient alors tout entier dans le décalage? —le décalage qui se répète de ce que je veux dire à ce que je dis—comme si le signifiant déviait la trajectoire programmée du signifié, et c'est ce qui donne matière à interpréter—comme si le signifiant interprétait à sa manière ce que je veux dire. C'est ici, dans ce décalage, que Freud situa ce qu'il dénomma "l'inconscient "—comme si à ce mien vouloir-dire, qui est mon "intention de signification", se substituait un vouloir-dire autre qui serait celui du signifiant lui-même, et que Lacan a désigné comme " le désir de l'Autre".

Que cela est simple ! Que cela est bien connu ! Alors pourquoi la conclusion qui s'inscrit de ces dits a-t-elle tardé à paraître au jour ? —à savoir que l'interprétation n'est pas autre chose que l'inconscient, que l'interprétation est l'inconscient même.

Pourquoi l'interprétation n'est-elle pas comptée par Lacan au rang des concepts fondamentaux de la psychanalyse ?—sinon parce qu'elle est incluse dans le concept même de l'inconscient. L'équivalence de l'inconscient et de l'interprétation, n'est-ce pas ce qui surgit à la fin du Séminaire du "Désir et son interprétation" ? —dans ce paradoxe—le désir inconscient est son interprétation. L'équivalence inconscient interprétation , n'est-ce pas ce qui se redit sous la forme du concept du sujet supposé savoir ? Cela sera-t-il acquis enfin, que je le redise une fois de plus aujourd'hui ?

C'est un leurre, et c'est même une impasse, que d'unilatéraliser l'interprétation du côté de l'analyste, comme son intervention, son action, son acte, son dit, son dire. Sans doute s'est-on trop fasciné sur le speech act de l'analyste pour s'apercevoir de l'équivalence que je disais, de l'inconscient et de l'interprétation—le temps-pour-comprendre s'est ici indûment prolongé.

Les théories de l'interprétation analytique ne témoignent que du narcissisme des analystes. Il est temps de conclure. L'interprétation est primordialement celle de l'inconscient, au sens subjectif du génitif—c'est l'inconscient qui interprète. L'interprétation analytique vient en second, elle se fonde sur l'interprétation de l'inconscient, d'où l'erreur de croire que c'est l'inconscient de l'analyste qui interprète.

À défaut de partir de 1'a priori que l'inconscient interprète, on en revient toujours, et quoi qu'on dise, à faire de l'inconscient un langage-objet et de l'interprétation un métalangage. Or l'interprétation n'est pas stratifiée par rapport à l'inconscient; elle n'est pas d'un ordre autre; elle s'inscrit dans 1e même registre; elle est constitutive de ce registre; quand l'analyste en prend le relais, il ne fait pas autre chose que ne fait l'inconscient; il s'inscrit à sa suite; seulement fait-il passer l'interprétation de l'état sauvage où elle se démontre être dans l'inconscient, à l'état raisonné où il tente de la porter.

Faire résonner, faire allusion, sous-entendre, faire silence, faire l'oracle, citer, faire énigme, mi-dire, révéler—mais qui fait ça ? Qui fait ça mieux que vous ? Qui manie cette rhétorique comme de naissance, alors que vous vous échinez à en apprendre les rudiments ? Qui ?— sinon l'inconscient même.

Toute la théorie de l'interprétation n'a jamais eu qu'un but—vous apprendre à parler comme l'inconscient.

L'interprétation minimale, le "je ne te le fais pas dire", qu'est-ce donc que cela ?— sinon placer les guillemets de la citation sur le dit, le décontextualiser, pour faire apparaître un sens nouveau. Mais n'est-ce pas ce que fait l'inconscient du rêve ?—comme Freud l'a découvert de ce qu'il a nommé "les restes diurnes".

L'inconscient interprète. Et l'analyste, s'il interprète, interprète à sa suite. Quelle autre voie lui est ouverte au terme ?—sinon celle de s'identifier à l'inconscient même. C'est le principe d'un narcissisme nouveau, qui n'est plus celui du moi fort. "Vous ne dites rien ?" Sans doute. Se taire est ici un moindre mal. Car interpréter, l'inconscient n'a jamais fait que ça, et il le fait mieux, en règle générale, que l'analyste. Si l'analyste se tait, c'est que l'inconscient interprète.

Pourtant, l'inconscient aussi bien veut être interprété. I1 s'offre à l'être. Si l'inconscient ne voulait pas être interprété, si le désir inconscient du rêve n'était pas, dans sa phase la plus profonde, désir d'être interprété—Lacan le dit—, désir de prendre sens, il n'y aurait pas l'analyste.

Entrons dans le paradoxe. L'inconscient interprète, et il veut être interprété. Il n'y a là contradiction que pour un concept sommaire de l'interprétation. L'interprétation, en effet, appelle toujours l'interprétation.

Disons-le autrement: interpréter, c'est déchiffrer. Mais déchiffrer, c'est chiffrer à nouveau. Le mouvement ne s'arrête que sur une satisfaction.

Freud ne dit pas autre chose quand il inscrit le rêve comme discours au registre du processus primaire, comme une réalisation de désir. Et Lacan le déchiffre pour nous en disant que la jouissance est dans le chiffrage.

Mais encore—comment la jouissance est-elle dans le chiffrage ? De quel être est-elle dans le chiffrage ? Et quel lieu habite-t-elle dans le chiffrage ?

Disons-le de façon abrupte, comme il convient à ces communications brèves qui font le style et le sel de ces Journées—il n'est rien dans la structure de langage qui permette de répondre correctement à la question que je pose, sauf à corriger cette structure. 

J'ai, l'an dernier, fatigué l'auditoire de mon cours à lui faire suivre les méandres auxquels s'obligea Lacan pour intégrer la libido freudienne dans la structure de langage—et précisément, au lieu du signifié, donnant à la jouissance, si je puis dire, l'être même du sens.

Jouissance, sens joui—l'homophonie dont il nous surprend dans sa Télévision est au principe même du programme inauguré, sinon par Fonction et champ de la parole et du langage au moins par son déchiffrage dans L'instance de la lettre. Ce programme, c'est réduire la libido à l'être du sens.

J'ai scandé les moments principaux de cette élaboration , qui sont au nombre de cinq. Au terme, c'est la disqualification même de l'objet petit a.

Ainsi ce que Lacan a baptisé du nom de l'objet petit a est-il le déchet ultime d'une tentative grandiose: celle d'intégrer la jouissance à la structure de langage, quitte à élargir celle-ci jusqu'à la structure de discours.

Au-delà, s'ouvre une dimension autre où la structure de langage est elle-même relativisée, et n'apparaît plus que comme une élaboration de savoir sur " lalangue" . Le terme de signifiant défaille à saisir ce dont il s'agit—car il est fait pour saisir l'effet de signifié, et peine à rendre compte du produit de jouissance.

Dès lors, l'interprétation ne sera plus jamais ce qu'elle était. L'âge de l'interprétation, l'âge où Freud bouleversait le discours universel par l'interprétation, est clos.

Freud commença par le rêve, qui de toujours s'était prêté à l'interprétation. I1 poursuivit par le symptôme, conçu sur le modèle du rêve, comme message à déchiffrer. Déjà sur son chemin il avait rencontré la réaction thérapeutique négative, le masochisme et le fantasme.

Ce que Lacan continue d'appeler "l'interprétation" n'est plus celle-là, ne serait-ce que parce qu'elle ne s'ordonne pas au symptôme, mais bien au fantasme. Et ne répétons-nous pas que le fantasme ne s'interprète pas, qu'il se construit ?

Le fantasme est une phrase qui se jouit, message chiffré qui recèle la jouissance. Le symptôme même est à penser à partir du fantasme, ce que Lacan appelle le "sinthome".

Une pratique qui vise dans le sujet le sinthome n'interprète pas à l'instar de l'inconscient. Interpréter à l'instar de l'inconscient, c'est rester au service du principe de plaisir. Se mettre au service du principe de réalité n'y change rien, car le principe de réalité est lui-même au service du principe de plaisir.

Interpréter au service du principe de plaisir —ne cherchez pas ailleurs le principe de l'analyse interminable. Ce n'est pas là ce que Lacan appelle " la voie d'un vrai réveil pour le sujet". Reste à dire ce que pourrait être interpréter au-delà du principe de plaisir—interpréter en sens contraire de l'inconscient. Là, le mot d'interprétation ne vaut que comme le tenant-lieu d'un autre qui ne peut être le silence.

De même qu'il nous faut, pour référence, abandonner le symptôme pour le fantasme, penser le symptôme à partir du fantasme—de même nous faut-il ici abandonner la névrose pour la psychose, penser la névrose à partir de la psychose.

Le signifiant comme tel. c'est-à-dire comme le chiffre, comme séparé des effets de signification, appelle en tant que telle l'interprétation. Le signifiant tout seul est toujours une énigme, et c'est pourquoi il est en manque d'interprétation. Cette interprétation nécessite l'implication d'un autre signifiant, d'où émerge un sens nouveau.

C'est la structure que j'ai mise en valeur il y a un mois à la Section clinique de Buenos Aires, dans un colloque qui portait sur le délire et le phénomène élémentaire.

Le phénomène élémentaire met en évidence, d'une manière particulièrement pure, la présence du signifiant tout seul, en souffrance— en attente de l'autre signifiant qui lui donnerait un sens—et, dans la règle, il apparaît le signifiant binaire du savoir qui ne cache pas en l'occurrence sa nature de délire. On dit très bien —le délire d'interprétation.

C'est la voie de toute interprétation: l'interprétation a structure de délire, et c'est pourquoi Freud n'hésite pas à mettre sur le même plan, sans stratifier, le délire de Schreber et la théorie de la libido.

Si l'interprétation que l'analyste a à offrir au patient est de l'ordre du délire, alors en effet, sans doute vaut-il mieux se taire. Maxime de prudence.

I1 y a une autre voie qui n'est ni celle du délire ni celle du silence de la prudence. Cette voie, on continuera si l'on veut de l'appeler "interprétation", bien qu'elle n'ait plus rien à voir avec le système de l'interprétation sinon à en être son envers.

Pour le dire avec la concision que réclament ces Journées, l'autre voie consiste à retenir S2, à ne pas l'ajouter aux fins de cerner S1. C'est reconduire le sujet aux signifiants proprement élémentaires sur lesquels il a, dans sa névrose, déliré.

Le signifiant unaire, comme tel insensé, veut dire que le phénomène élémentaire est primordial. L'envers de l'interprétation consiste à cerner le signifiant comme phénomène élémentaire du sujet, et comme d'avant qu'il ne soit articulé dans la formation de l'inconscient qui lui donne sens de délire.

Quand l'interprétation se fait l'émule de l'inconscient, quand elle mobilise les plus subtiles ressources de la rhétorique, quand elle se moule sur la structure des formations de l'inconscient —ce délire, elle le nourrit—là où il s'agit de l'affamer.

S'il y a ici déchiffrage, c'est un déchiffrage qui ne donne pas sens.

La psychose, ici comme ailleurs, met la structure à nu. Comme l'automatisme mental met en évidence la xénopathie foncière de la parole, le phénomène élémentaire est là pour manifester l'état originaire de la relation du sujet à lalangue. Il sait que le dit le concerne, qu'il y a de la signification, il ne sait pas laquelle.

C'est pourquoi, ici précisément, s'avançant dans cette autre dimension de l'interprétation, Lacan fait appel à Finnegans Wake, soit à un texte qui, jouant incessamment des rapports de la parole et de l'écriture, du son et du sens, tissé de condensations, d'équivoques, d'homophonies, n'a néanmoins rien à voir avec le vieil inconscient. C'est que tout point de capiton y est rendu caduc. C'est pourquoi il ne prête pas à interprétation, ni à traduction—en dépit d'efforts héroïques. C'est qu'il n'est pas lui-même une interprétation, et reconduit merveilleusement le sujet de la lecture à la perplexité comme phénomène élémentaire du sujet dans lalangue.

Disons que S1 y absorbe toujours S2. Les mots qui en traduiraient le sens dans une langue autre sont comme par avance dévorés par ce texte même, comme s'il s'auto-traduisait, et, de ce fait, la relation du signifiant et du signifié ne prend pas forme d'inconscient. Vous ne saurez jamais séparer ce que Joyce voulait dire de ce qu'il a dit—transmission intégrale, mais de mode inverse du mathème.

L'effet zéro du phénomène élémentaire est ici obtenu à travers un effet aleph, qui ouvre sur l'infini sémantique, ou mieux, sur la fuite du sens .

Ce que nous appelons encore "interprétation ", bien que la pratique analytique soit toujours davantage post-interprétative, révèle, sans doute, mais quoi ?—sinon une opacité irréductible dans la relation du sujet à lalangue. Et c'est pourquoi 1'interprétation—cette post-interprétation—n'est plus, à parler exactement, ponctuation.

La ponctuation appartient au système de la signification; elle est toujours sémantique; elle effectue toujours un point de capiton. C'est pourquoi la pratique post-interprétative qui de fait, prend tous les jours le relais de l'interprétation, se repère non sur la ponctuation, mais sur la coupure.

Cette coupure, imageons-la pour l'heure d'une séparation entre S1 et S2, celle-là même qui s'inscrit sur la ligne inférieure du mathème "discours analytique ": S2//S 1.

Les conséquences en sont fondamentales pour la construction même de ce que nous appelons la séance analytique.

La question n'est pas de savoir si la séance est longue ou brève, silencieuse ou parleuse. Ou bien la séance est une unité sémantique, celle où S2 vient faire ponctuation à l'élaboration— délire au service du Nom-du-Père—bien des séances sont ainsi. Ou bien la séance analytique est une unité a-sémantique reconduisant le sujet à l'opacité de sa jouissance. Cela suppose qu'avant d'être bouclée, elle soit coupée.

J'oppose donc ici, à la voie de l'élaboration, la voie de la perplexité. L'élaboration, ne vous en faites pas, il y en aura toujours de surcroît.

Je propose donc à la réflexion de ces Journées que l'interprétation proprement analytique— conservons le mot—fonctionne à l'envers de l'inconscient.

 

On trouvera ci-dessous un résumé d'une des réponses de Jacques-Alain Miller aux questions de l'assistance.

Nous sommes partis du diagnostic posé par Serge Cottet, "le déclin de l'interprétation "— qui a fait mouche après que je l'ai cueilli l'an dernier dans son exposé à la Section clinique. Il signalait des difficultés qu'il classait dans l'ordre d'un certain symptôme. Ce terme de "déclin", qui nous prenait dans le syntagme "grandeur et décadence", cette face d'ombre, j'ai essayé d'en donner la face de lumière. Je positivise ce qu'on peut repérer en première analyse comme un déclin de l'interprétation. Je sublime ce déclin de l'interprétation en pratique post-interprétative. Quand donc a-t-elle commencé, cette pratique ? Avec Freud lui-même, on ne peut manquer de s'en apercevoir.

 

NOTE

Cette communication avait été par moi annoncée dans le programme des Journées sous le titre "L'envers de l'interprétation", et présentée en trois phrases: "L'interprétation est morte. On ne la ressuscitera pas. Si elle est d'aujourd'hui, la pratique, sans bien le savoir encore, est inéluctablement post-interprétative." Faite pour prendre à revers une opinion moyenne, cette communication orale visait à l'effet de surprise; elle l'obtint, et au-delà. Succès donc —ou peut-être pas...: car: on, virant lof sur lof, noya le poisson. Cf. à ce propos une première réflexion, "L'oubli de l'interprétation", paru dans La Lettre mensuelle, n° 144, décembre 1995, pp. 1-2.

Le présent texte, établi par les soins de C. Bonningue a été relu par moi: j'ai peu corrigé.—J.-A. M.

 

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