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La Nature de la Mélancolie

Franz Kaltenbeck

Adalbert Stifter (1805-1868) a pris son temps avant de se considérer comme un écrivain. Il s'est plutôt imaginé peintre. Mais seul ses tableaux de faubourgs viennois semblent trouver quelque grâce aux yeux de la critique. Il ne pouvait pourtant pas ne pas écrire, car sans la littérature il se serait effondré encore plus tôt. Ses |uvres lui ont apporté un succès certain durant la première décennie de sa carrière, de 1837 jusqu'à la révolution de 1848. Encore de nos jours, Stifter reste un écrivain controversé. Friedrich Hebbel, son rival romantique, ne le déteste pas moins que le docte Arno Schmidt. Mais Friedrich Nietzsche, Thomas Mann et Karl Kraus comptent parmi ses intercesseurs les plus éloquents. Lecteur fervent de G|the, Jean-Paul et d'E.T.A. Hoffmann, les maîtres de Stifter, S. Freud ne semble jamais avoir ouvert un ouvrage de cet auteur et on peut deviner qu'il l'aurait aussitôt refermé avec horreur, si cela lui était arrivé. Hormis un élève d'E. Ketschmer, qui a écrit sa thèse sur l'écrivain autrichien, le psychanalyste viennois Alfred Winterstein est l'un des rares auteurs à s'être intéressés à la pathologie de Stifter. Dans notre école, Françoise Fonteneau a rédigé un bel article sur un de ses romans. Adalbert Stifter a succombé à son angoisse de ce qu'il avait nommé «das Ungeheuere» (le monstrueux, l'effroyable). Sa vie en est empreinte même s'il essayait de le tenir à distance, en l'attribuant dans son |uvre à la nature. Il affectionnait dans la nature à la fois le sublime et l'insignifiant mais vers la fin de sa vie elle l'effraya comme un être hybride, monstrueux, qui anéantit l'homme.

L'Urerinnerung

Un an avant de se couper la gorge avec un rasoir, Stifter retourne dans sa maison natale. Il y écrit ce qui s'impose à lui comme «les presqu'îles» de ses «souvenirs originaires». Ceux-ci remontent très loin, à une enfance archaïque. Il s'agit de l'expérience d'une jouissance forclose du phallus qui nous évoque le célèbre passage de l'«Esquisse» de Freud où celui-ci introduit la Chose : «Bien loin en arrière, dans le vide néant, il y a quelque chose comme un délice, comme un ravissement faisant irruption dans ma vie en me saisissant avec une violence presque destructrice et à quoi rien n'a plus ressemblé dans la suite de ma vie. Les caractéristiques que j'en ai retenues sont les suivantes : c'était un éclat, c'était une cohue grouillante, c'était en dessous. Cela a dû se produire très tôt, car il me semble qu'une haute et vaste obscurité du néant entourait la Chose.»
Le texte s'approche alors de ce que Freud aura théorisé en 1895 comme clivage du prochain en la Chose et ses prédicats, sauf que les prédicats sont ici des organes étrangement incoordonnés du corps de la mère : la voix, les yeux, les bras. Il les appelle «les choses» : «Je criais après ces choses.» Il se souvient de «tendances qui n'atteignent rien, puis de l'arrêt de l'effrayant et de la ruine». On assiste là à ce que R. et R. Lefort ont nommé «la naissance de l'Autre». Mais c'est un Autre dont ce sujet ne saura jamais se détacher. Aussi sent-il les bras de sa mère comme des «taches sombres» en lui. «Le souvenir me disait plus tard que c'étaient des forêts qui étaient en dehors de moi-même.» Il ne sortira jamais de cette «selva oscura».

Dans une remarquable synopsis de la pulsion orale chez K. Abraham, H. Wachsberger nous a récemment expliqué que le mélancolique, après avoir renoncé à l'objet, régresse, selon la théorie abrahamienne, au stade oral où il tente de reconstituer l'objet rejeté en l'incorporant. Le «souvenir originaire» de Stifter tombe à un moment de sa vie où il se trouve dans la détresse la plus extrême : l'angoisse l'aura chassé de partout. Il ne tient plus nulle part en place et réintègre pour un moment la maison de sa mère. Est-ce qu'il a voulu y restituer l'objet? Comme tant d'autres mélancoliques, il savait que «c'était trop tard».

Dans cette expérience à l'aube de son existence, relatée comme «l'Urerinnerung d'un peuple», il nomme sa mère à partir de la métonymie des organes du corps de celle-ci. La Chose sans organes devient ainsi un corps.

La mère acquiert donc une «Gestalt». Il distingue ses mouvements. Mais ce n'est pas le cas pour le reste de la famille. Le père, le grand-père, la grand-mère et la tante ne sont pris qu'en masse : «Je les appelais par leurs noms mais je ne me souviens d'aucune différence de leurs figures». Il insiste sur ce manque de différence.

Sa remarque sur l'oblitération de la différence qui frappe le père lui paraît si importante qu'il croit devoir la «prouver» en relatant l'incident suivant : «Une fois de plus je me suis trouvé dans l'effrayant, dans la ruine [S]» Il entend le bruit d'une vibration, d'un choc de verre. Sa main est passée à travers la vitre d'une fenêtre. Elle est pleine de sang. (Vision qui resurgira au moment-clef de son roman L'Été de la Saint-Martin). Son acte le soulage. L'effrayant et le destructeur cessent. Sa mère panse sa plaie. C'est à ce moment, après avoir brisé la fenêtre, qu'il essaie d'instaurer l'Un : «Mère, regarde cette tige de blé qui pousse là!» Mais l'Autre ne répond point. La blessure reste sans signification. La mère se tait et sa grand-mère rétorque sèchement : «On ne parle pas avec un garçon qui a cassé une fenêtre.» Pour Stifter, la faux opérera désormais sans gerbe. «Un mince filet d'eau, là-bas, scintillait comme une faux [S]», lisons-nous dans un de ses romans. C'est l'eau de Léthé qui s'écoule vers le château noir.

Ce n'est pas le trou du sujet ou quelque «clairière» heideggerienne qu'avait percé la main du petit Adalbert dans la glace. Stifter savait bien repérer le sujet comme «une place ouverte» (incarnée par le jeune Victor face au désespéré «homme sans postérité»). Et qui s'exposerait plus qu'un mélancolique au grand midi de la Chose et au reflet dans un «miroir noir» dans lequel une éclipse du soleil peut plonger le monde?

Adalbert était un enfant trop éveillé, trop ouvert au monde. Les témoins sont implacables là-dessus. Georges Arthur Goldschmidt, son traducteur, observe que dans la prose stifterienne, la langue laisse toute sa place aux paysages, elle «s'efface [S] pour atteindre à sa perfection même dans une sorte d'absence». En effet, Stifter ne décrit pas (les forêts, la montagne, les glaciers). Il ôte leur masque, leur voile phallique, aux choses pour révéler le semblant, l'artifice qui leur sont propres. Son coup de poing dans la vitre s'était imposé à lui à partir de la non-différence du père. Son écriture répétera cette brisure. Elle vient à la place d'une marque différentielle forclose. La forclusion aura donc atteint chez lui le fonctionnement du trait unaire comme marque de différenciation et de séparation. Cet effet, nous pouvons le cerner dans sa biographie et dans son |uvre. Dans celle-là, il se manifeste comme une énorme souffrance. Dans celle-ci, cet effet est référé à la nature que Stifter construit comme une surface erratique et comme une instance qui vous égare pour vous anéantir.

Le rejet de la vie

Disons-le sans ambages : la vie de Stifter est rejet de la vie et du désir. (Rejet au sens d'un organe greffé que le corps propre rejette). D'un caractère plutôt avenant, il se fait pourtant tôt remarquer par sa face sombre : cruauté et violence. Aussi aurait-il poignardé un petit frère. Après la mort accidentelle de son père, il veut se laisser mourir de faim. Une excellante scolarité due à un bon enseignant dans le meilleur lycée de la monarchie calme sa pulsion de destruction. Mais à l'université de Vienne il perd la boussole. Et, après sa première année d'études, il fait une rencontre fatale. Elle s'appelle Fanny. Son père est un marchand aisé avec pignon sur rue à Vienne, Pest, Vérone, Mantoue. Stifter lui déclare son amour et, bien qu'il ne soit qu'un étudiant petit-bourgeois, ses chances ne sont pas si mauvaises. Mais il fera tout pour les perdre et, avec elles, son objet. Ce n'est pas la valse-hésitation de l'obsessionnel. Il écrit à Fanny des lettres d'une ambiguïté féroce où ses déclarations narcissiques sont relayées par l'ironie maligne d'un Prince Hamlet un peu campagnard. Et il se déprécie comme s'il était directement sorti du «Manuscrit G» de Freud sur la mélancolie (7 janvier 1895), s'imaginant déjà appauvri de toute libido qui l'aura fui. L'amour lui est impossible. Lorsque, après huit ans, il ne s'est même pas présenté à un concours pour obtenir une chaire de physique à Prague, Fanny et sa famille décident d'arrêter les frais et rompent avec lui.

Cette perte le pousse dans les bras d'Amalia, une «fille douce» du demi-monde viennois. Voilà Stifter arrimé à une jouissance dont le Bourgeois de l'époque se détachait après y avoir goûté. Lui, il épouse Amalia. Ses biographes se sont beaucoup creusé la tête pour savoir pourquoi. Wolfgang Matz nous livre une hypothèse appuyée sur une recherche solide. Elle est sordide. Amalia serait tombée enceinte de Stifter. Mais, n'étant pas encore marié, la naissance de cet enfant aurait brisé la carrière du jeune précepteur, apprécié dans les maisons nobles de la Vienne des Metternich. L'avortement aurait échoué. Un enfant mal formé aurait été supposé à la s|ur d'Amalia. Il meurt quelques jours après sa naissance. La s|ur tuberculeuse décédera quelque temps plus tard. On l'enterrera dans la fosse commune. Par avarice, Stifter n'a pas voulu relever le corps à l'hôpital. L'interruption de grossesse manquée aurait rendu Amalia stérile. Par cette blessure, Stifter aurait contracté une dette auprès d'Amalia dont il ne pouvait s'acquitter. Il l'a donc épousée. La stérilité et l'impossible union entre hommes et femmes deviennent en effet les thèmes favoris de l'auteur. Même si la construction du biographe s'avère difficile à prouver, il reste avéré le refus de la sépulture à la s|ur d'Amalia. Ce refus fera retour dans le réel. Quelques années avant sa propre mort - il est au bout du rouleau - on repêche le corps d'une femme dans le Danube. Elle sera identifiée comme Julia, sa fille adoptive. Elle aura laissé ce message : «Je vais chez ma mère dans le grand service». Ce suicide effraie Stifter. Il fait un épisode délirant pour s'en dédouaner. On sait pourtant combien il était froid et indifférent vis-à-vis de cette enfant. Cet acte a une portée terrible. N'est-ce pas son propre être-là rejeté à plusieurs reprises que l'on aurait retiré de la dérive? La procréation, l'amour et la conservation de la lignée, voilà les trois impossibles qui reviennent de façon obsédante dans les livres de Stifter, dont les énoncés anticipent parfois sur la métapsychologie de Freud : «Tout s'effondre dès l'instant que vous n'avez pas créé un être-là qui continue par-delà la tombe.» Ou : «Avec ma mort, ce sera la ruine de tout ce que j'ai été en tant que moi.» Ce qui s'exprime dans ces phrases de L'Homme sans postérité est la douleur d'exister d'un sujet qui se croit exclu pour l'éternité de la «longue chaîne des générations» parce qu'il a rejeté sa libido. Qui peut s'étonner que la théoricien de l'éternel retour du même ai été affecté par le roman intemporel de Stifter?

Troubles narcissiques

Comme nombre d'autres de ses |uvres, L'Été de la Saint-Martin est centré autour de l'«éradication de la passion». Pourtant, dans ce roman, l'auteur imagine la réparation de la faute et cette solution rend son |uvre particulièrement irréelle. Le symptôme se répercute dans la construction de ce Bildungsroman qui ne ressemble pas du tout au Wilhelm Meister de G|the, paradigme de ce genre littéraire.

Le jeune Heinrich Drendorf, fils d'un marchand aisé, se réfugie, lors d'un de ses voyages, à l'approche d'un orage, dans une belle maison recouverte de roses. Le maître des lieux, un Baron von Riesach, l'invite à rester, lui montre ses collections d'art et ses terres et l'initie à sa philosophie, mélange d'attitude stoïque et de conservatisme éclairé. Heinrich passera désormais tous les ans quelques semaines dans cette demeure, participant à une vie sereine mais teintée de nostalgie. Lors d'un séjour, il rencontre Nathalie, la fille de Mathilde, une vieille amie du baron. Avant leur mariage, Riesach tient à faire un aveu à Heinrich. Et commence alors un roman dans le roman : l'histoire de Riesach.

Engagé comme précepteur dans la maison des Makloden, le jeune Riesach tombe amoureux de la très jeune Mathilde. Elle répond à son amour. Mais Riesach ne peut tenir leur secret et s'ouvre à la maîtresse de maison qui décide avec son mari de le renvoyer, tout en lui laissant quelques espoirs de pouvoir revenir. Mais Mathilde se sent trahie par son amant et rompt avec lui. Il se jette alors dans le travail afin de tuer son chagrin, devient un haut fonctionnaire et même l'ami de l'Empereur et se retire tôt dans sa maison des roses. Mathilde se marie, donne naissance à deux enfants. Devenue veuve, elle s'établit à proximité du domaine de son ancien amant. Mais les deux amants ne vivent plus qu'une amitié, épurée de toute passion.

Stifter adhérait au fantasme d'une vie sereine, exempte des troubles du désir et c'est seulement dans ses dernières années qu'il a dû reconnaître l'échec de ce fantasme. Mais ce qui rend son roman passionnant est que le rejet du désir se répercute dans la construction même du roman.
Mon hypothèse est la suivante : le rejet du désir est une conséquence de la forclusion du Nom-du-Père mais la courroie de transmission entre la forclusion et le rejet du désir est une atteinte de la fonction du trait unaire. Je voudrais maintenant soutenir cette hypothèse en soulevant quelques particularités de l'écriture romanesque de Stifter.

Le Nachsommer (L'Été de la Saint-Martin) n'est pas seulement un roman de formation mais aussi un roman familial. Mais la structure symbolique de l'ensemble des personnages paraît d'emblée ruinée par la dimension spéculaire. Par exemple, Riesach est introduit comme un père idéalisé et rabaisse quelque peu le prestige du géniteur de Heinrich. Mais après son aveu, Riesach lui-même chute et le jeune héros semble s'offrir comme figure idéale. Mais il n'en est rien car, pris individuellement, Heinrich n'est qu'un imbécile heureux qui n'a encore rien prouvé. On pourrait aussi montrer que chaque figure de ce roman - et même chaque couple - a son double. Exemples : Heinrich a une s|ur, Clothilde. Ce couple de frère et s|ur se dédouble en Gustav et Nathalie, les enfants de Mathilde. Mais si l'on monte dans les générations, ces couples se reflètent encore en Mathilde et son frère Alfred. La relation narcissique la plus intéressante est celle de Riesach et de Mathilde. Ils se partagent, pour ainsi dire, le travail du renoncement au désir : Riesach en trahissant leur secret, Mathilde en abandonnant son amant. Leur péché fait donc lien entre eux, il les unit, là où la sexualité les aurait séparés. Vu le fait que, dans les récits de Stifter, les jeunes garçons possèdent souvent les attraits des jeunes filles, on peut se demander si Mathilde et son amant ne se réduisent pas à un seul sujet frappé par un désarroi profond devant la différence des sexes. Notons aussi dans le registre du ravalement de l'ordre symbolique, le symptôme que les noms propres des deux protagonistes, de Heinrich Drendorf et du Baron von Riesach, ne nous sont donnés que dans les derniers chapitres du livre.

Si l'on s'en tient aux apparences, Stifter construit une Arcadie un peu alpine. Mais ce décor laisse transparaître une profonde perturbation. L'orage menaçant le jeune héros n'a jamais lieu, évitant le domaine de son protecteur. Rien n'y fait défaut. Les chenilles qui pourraient s'attaquer aux plantes sont mangées par des oiseaux spécialement dressés à cette fin. Tout baigne dans une lumière irréelle. Mais les éléments suspendus et le grouillement extirpé rendent la Chose plus présente que tout procédé réaliste.

Anachronisme et anamorphose

L'écriture de Stifter bouleverse le temps et l'espace. Les temps des protagonistes se télescopent grâce à la technique du roman dans le roman. Heinrich Dreudorf prolonge la vie du Baron von Riesach. Celui-ci est son âme damnée. On dirait que Stifter a voulu synchroniser le paradis et l'enfer. Sans le vieux couple (von Riesach et Mathilde), Heinrich et Nathalie seraient de bien pâles figures. Sauf que Nathalie relève d'un autre temps. Elle est comme sortie de la collection de pierres précieuses du père de Heinrich. Ses traits sont celles d'une femme représentée dans une sculpture antique. L'anachronisme est aussi d'ordre moral. Dans ce roman écrit après la révolution de 1848, les enfants se soumettent sans la moindre contradiction à l'autorité parentale.
Trouble aussi du rapport à l'espace. Bien que ce roman ait plusieurs lieux d'action, le regard du jeune héros crée l'unité des lieux. Il monte, par exemple, sur un sommet des Alpes et repère très loin la maison des roses ou la grande ville. «Il ne peut que créer sur la base du visuel», reproche Walter Benjamin à Stifter . Heinrich Drendorf se déplace avec une facilité presque utopique. Il est aussi bien chez lui dans les glaciers les plus inaccessibles que dans les marbres du Baron von Riesach. Il ne cesse de bouger entre les différents lieux du roman, ressemblant dans ses déplacements perpétuels au vieux Stifter qui ne tenait en place nulle part. Grâce à ces mouvements compulsifs, les lieux du roman sont mis en continuité, passent les uns dans les autres, se confondent. Rien ne les sépare. Les protagonistes sont experts en matière de nature aussi bien qu'en celle de la culture. Ainsi Stifter crée-t-il une surface erratique sans limite ni centre.

Conclusion

Ces anachronismes et anamorphoses dans l'écriture de Stifter répondent à une atteinte du trait unaire dans sa fonction de séparation. L'écriture stifférienne se laisse éclairer à partir du trait dénaturé. Elle vient à sa place. Son thème est ce que Freud a appelé «l'au-delà du principe du plaisir» - le prix que le vivant doit payer pour la perpétuation de l'espèce. D'où les voyages initiatiques du jeune Victor sur l'île de l'homme sans postérité ou celle de ce Heinrich chez le Baron von Riesach. À chaque fois, le vieil homme transmettra à son visiteur un savoir sur sa part dans la perte de l'objet. Stifter varie et répète ce thème dans plusieurs textes, comme s'il devait réécrire le trait unaire qui supporte la répétition. On sait que celle-ci est nécessitée par la jouissance.

On saisit maintenant pourquoi Stifter faisait sinthome à partir de la nature. Les formes erratiques, les phanères qu'elle crée lui servent de marques, de repères qui relayent la jouissance. Mais ces objets restent enveloppés dans une cohérence imaginaire. La nature n'exige pas la séparation. Pourtant, la nature de Stifter n'est ni naïve, ni idyllique, comme le lui reproche Friedrich Hebbel. Stifter n'accepte pas la différence entre grand et petit, ni la distinction enveloppement/développement. Sa nature n'est pas non plus enchantée. Les dieux n'y ont plus leur place. Stifter en fait son Autre. Il ne décrit pas la nature, il la révèle au sens de la procédure clinique. Mais de la révéler si ardemment, il découvre qu'elle vous égare. Son récit «Cristal de roche» raconte la nuit de Noël de deux enfants, un frère et sa s|ur qui se perdent dans la montagne et s'enfoncent dans un imposant labyrinthe fait de blocs de glace. Dans la nature de Stifter, le semblant rejoint la mort. Elle est cet être hybride qui vous tue en toute sérénité. Or, disposant d'une solide formation scientifique, Stifter n'a pas glorifié la mort dans la nature. Son écriture sonde plutôt les brèches du rocher dont la vie sort et où elle retourne.

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