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Le Père Réel

Pascale Amiel -Juin 1996

Le réel ne s'articule pas à notre conscience. Il n'est de connivence avec personne, ni avec les Uns, ni avec les Autres, il se contente d'être...

Comme dit Lacan " dans le réel, rien n'est privé de rien. Tout ce qui est réel se suffit à lui-même. Si nous introduisons dans le réel la notion de privation, c'est pour autant que nous le symbolisons "(1)   **.

Ce que nous introduisons alors dans le réel est articulable au symbolique. Ce que je vais tenter de montrer, quand il s'agit du père, lorsqu'on le lit au travers de l'instance du réel.

La problématique entre le Symbolique et l'Imaginaire se cristallise au moment du stade du miroir et se résout avec le complexe de castration. Le Réel, confiné par son trou n'est pas la réalité car la réalité est "en soi" alors que le réel est "hors de soi". Par quel éclairage peut-on particulariser le père réel ?

On peut opérer par discrimination car le réel n'est pas en soi porteur de la Loi Symbolique, de la Loi du Signifiant, il ne procède pas de ce que l'on peut appeler la FONCTION ; celle-ci en appelle à la parole, au dire et je développerai ceci plus avant à propos de Hans.

Le père imaginaire, comme l'enfant se le représente dans l'économie de son désir, à travers les projections signifiantes de la mère, est l'élément vraiment inaugurateur de son angoisse ; l'assurance de son identification phallique imaginaire -à la mère- vacille alors. Le père imaginaire joue donc un RÔLE.

La fonction et le rôle étant épinglés respectivement dans le symbolique et l'imaginaire, il reste à nommer ce que doit être le père dans le réel, outre le père réel, il s'agit de l'INDIVIDU, l'individu en tant que sujet et père du sujet. L'individu est vissé dans le réel, c'est, comme dit Lacan (2)  ** "quelque chose qui provient d'une autre origine - et c'est la distinction fondamentale de l'imaginaire et du réel - , une altérité primitive incluse dans l'objet qui n'intéresse qu'en tant qu'objet du désir de l'autre", ce qui se résume par la formule de Safouan : le père réel accorde le désir à la loi.

Il m'a semblé séduisant d'étayer ces propos par l'exemple d'un film que j'ai vu cette année en Italie de Pupi Avati qui s'appelle "Io e il Re", "Moi et le Roi". Le père y est représenté dans toutes ses instances sur fond de deuxième guerre mondiale, en province. Nous sommes en Italie, en 1943. Le déroulement se veut racinien :

· un lieu, le château d'une famille d'aristocrates à la dérive. Il y a faillite du symbolique. Le roi est en fuite, les allemands perdent leurs forces et l'Alliance se rompt. Cette famille ne collabore pas, elle attend et reste fidèle à son sang.

Il y a la mère, la fille de dix ans - le film est vu à travers ses yeux - , le fils de quatre ans, le grand-père et la flopée de domestiques qui s'ingénie à maintenir le train de vie avec des topinambours. Le père est depuis longtemps parti à la guerre, on est sans nouvelles et le doute soigneusement entretenu permet de penser qu'il est mort. Il y a absence indéfinie.

·un temps, le roi, sa femme et sa suite font halte vingt quatre heures au château, étrange refuge dans leur dérive.

Dans la garde rapprochée du couple royal se distingue un officier dont la ressemblance avec le père disparu frappe tous les habitants du domaine, trouble la mère et permet à la fillette de songer.

·une action, une petite fille croit que le roi peut faire neiger en été ; c'est son père imaginaire. Lorsqu'il repart, elle a compris quelque chose, le roi n'est plus un mythe, il s'inscrit à présent dans son imaginaire comme une ombre muette. Il n'a pas su lui dire où est son père.

Ce père disparu à la guerre est le père symbolique, il est mort, il est, si je peux dire, dans sa Fonction. Il est l'objet de l'amour de sa fille qui veut croire à son retour alors que le petit frère exprime son angoisse permanente dans le symptôme (fièvres et malaises). Cet enfant a quatre ans, dans une situation bien-sûr dangereuse, qu'il résoudra comme nous allons le voir.

Sa soeur use de son pouvoir d'aînée tout en lui vouant une grande affection, elle aime, si l'on peut dire, le "taquiner" et lui fait à un moment croire, ce qui est faux, qu'il a été adopté à sa naissance car le vrai nourrisson est mort-né. Alors le petit s'enferme dans un mutisme complet et le docteur de répondre sublimement à la question inquiète de la mère :

"pourquoi ne parle-t-il pas ? - parce qu'il n'a rien à dire !"

L'enfant s'est donc vu ôté du pouvoir de parole qui lui avait été transmis car la métaphore paternelle avait pu s'inscrire en germe, mais il ne se sent plus dans le lignage paternel, il ne se sent plus dans la chaîne signifiante. Il est clair que dans ce cas, le père s'affiche dans un "réel déjà très symbolisé", sa parole ayant été "reconnue par la mère".

Il n'est plus besoin "qu'il y ait un homme pour qu'il y ait un père"(3)  **, ainsi, la métaphore paternelle est l'opération langagière par laquelle le signifiant du père s'inscrit dans le sujet"(4)  ** . Plus tard, lorsque le roi doit reprendre sa course, l'enfant se cache dans le véhicule de l'officier que nous avons évoqué. Sur la route, celui-ci s'en aperçoit et le ramène. Il dit immédiatement à la mère que le petit a beaucoup parlé dans la voiture. C'est à cause de ce contretemps que l'officier, s'en retournant auprès du roi et à contrecoeur - il est amoureux de la mère - sera arrêté par les allemands, maintenant menaçants. L'enfant a donc choisi cet homme comme substitut paternel.

Le propre, l'un des propres du père symbolique, est d'être interchangeable, "déplaçable" ; c'est l'ancrage de la métaphore paternelle dans l'économie du sujet qui institue celui-ci dans sa propre parole. On retrouvera, et j'en parlerai plus loin, cette équation, mais inversée dans le cas de Hans. Cet officier, pris dans sa fonction, assume alors la place de l'autre, il devient père symbolique et meurt. La dernière image du film n'est-elle pas celle de son corps gisant sur le bas côté de la route avec en voix off celle de la fillette qui dit "et moi qui croyais que le roi pouvait faire neiger en été...".

Le père symbolique et le père réel se confondent, se rejoignent là dans la mort. Il n'y a plus d'espace tangible pour l'imaginaire.

Il y a la nudité du symbolique dans la mort, enlacée au père réel qui se situe en amont et hors de toute expérience, de tout langage, dans la génitalité réelle, ce qui est pointé dans l'histoire parallèle de la bonne, la jeune bonne qui se pose en mère nourricière et offre au roi tout ce qu'elle avait mis de côté comme vivres pour son mariage imminent. Elle doit épouser un employé du château qu'elle aime et dont elle est enceinte, mais il couche avec d'autres filles et finit par s'enfuir. La bonne épousera le bon docteur qui la convoite en secret depuis longtemps. Quelle équation pouvons-nous tirer de cette situation ? Le docteur donnera un père social à l'enfant à venir, c'est à ce moment un père virtuel. Il n'existe alors que le père réel, celui fécondant, celui qui disparaît à jamais de la circulation mais dont dépendra la relation que la bonne entretiendra avec son enfant. Lacan dit que "rien dans le signifiant ne peut rendre compte de l'être père pas plus que de l'apparition dans le réel d'un nouvel être ou de sa disparition."

Le père réel est le catalyseur émergeant, le marteau qui plante le premier clou dans le mur du symbolique.

Lacan parle du cas d'une femme(5)  ** ayant fait conserver le sperme de son mari défunt. Le couple s'étant mutuellement juré un éternel amour, elle se fait inséminer tous les dix mois. S'il n'y a pas de père de la réalité pour ces enfants, il y aura un réel du père confondu avec le père symbolique. La mère aura eu la volonté de pérenniser la mémoire du disparu, elle saura le faire avec sa parole et son nom.

La paternité ne se résout pas dans le réel de la copulation (ou de l'éprouvette-on est au XXè siècle !-), elle ne fait que commencer par là. Le père réel est unique, nécessaire, insuffisant et inaugurateur.

Et ceci est éclairé dans l'étude de Hans. "Il doit trouver une suppléance à ce père qui s'obstine à ne pas vouloir-mais le peut-il ? -le castrer"(6)  **  . Hans est la métonymie de sa mère : "il y a entre le petit Hans et sa mère ce jeu de voir ce qui ne peut pas être vu parce que ça n'existe pas"(7)    ** ; et Hans sera sa propre métaphore. Son petit pénis, réel, devient le centre de ses préoccupations. Lacan le dit, "il n'est pas d'autre choix qu'une image virile ou la castration"(8)    **.

Les circonstances de la vie quotidienne de Hans sont idéales : en effet, l'enfant est comblé, il évolue dans une famille aimante et progressiste. Il a même le droit de pénétrer très régulièrement dans le lit de ses parents et les "expresses réserves" du père semblent être parfaitement inefficaces. Comme je l'ai développé plus haut, le père de Hans n'est pas dans sa Fonction.

La mère est toute puissante, et de ce que l'enfant croit être le "refus d'amour" de cette mère naît l'angoisse, Hans n'est pas à la hauteur de son désir : "il y a une béance immense entre satisfaire à une image et avoir quelque chose de réel à présenter". Si ceci s'applique au pénis, cela peut tout aussi bien s'adresser à un père. Un père peut satisfaire à une image, mais qu'a-t-il de réel à présenter, lui aussi ? Qu'a-t-il à présenter dans le réel ? L'articulation s'impose avec le symbolique car c'est "le Nom-du-Père qui instaure la perte d'être pour le sujet et ce n'est pas au titre de sujet réel que celui-ci est investi de la sexualité"(9)    **. Je pense que c'est le père réel, imaginarisé par l'enfant comme castrant qui donne vie au symbolique et permet la réalisation de la métaphore paternelle.

Ici, nous avons un papa de Hans qui est attentif, aimant, qui s'intéresse de près à son fils. Il note, bien avant le début de la phobie ses faits et gestes, ce qu'il dit. Les raisons qui le poussent sont sans doute à chercher dans l'intérêt bienveillant qu'il porte à l'enfant mais nous savons aussi que le couple parental a été traité par Freud, il y a donc aussi une curiosité intellectuelle.

En allant plus loin, il est à souligner que visiblement le père est pendu aux lèvres de son fils, il attend en fait de Hans que celui-ci énonce sa place (de père) en tant que quart élément en perspective de la très forte triade imaginaire existante, un point d'ancrage de la phobie. Lacan le dit "le sujet reçoit de l'autre son propre message sous une forme inversée". Le père attend, inconsciemment inquiet, que l'enfant s'identifie à son propre sexe, ce qui le légitimerait, lui, en tant que père ; et il me semble que c'est aussi en cela qu'Hans, en tant que lieu de l'autre, est sa propre métaphore. Le père tente, par ses multiples interventions de s'asseoir comme père symbolique mais à se vouloir thérapeute lors de la phobie "il rate le coche". Il ne produit pas du langage, il en demande.

L'enfant cherche la castration, la "blessure" qui ne se produisent que par le truchement de son imaginaire heureusement très fécond. La phobie survient de l'impossible à symboliser la fonction du manque. Le petit pénis bien réel de Hans est courageux. Il doit le faire accéder dans le futur à la fonction sexuelle virile. Le levier de l'opération n'est pas le père symbolique car son existence est conséquente, elle n'est pas première. Comme je disais plus haut, ce qui est premier, c'est le père réel, c'est le père du réel. Lacan le dit : "il faut que le père réel assume sa fonction de père castrateur, la fonction de père sous sa forme concrète, empirique"(10)   **. Lacan exprime aussi, à mon sens cette position fondamentale de manière plus théorique disant qu'en l'absence de la trinité des termes symbolique, imaginaire et réel, on ne peut se référer qu'au réel(11)   **.

Le père de l'enfant n'est dimensionné qu'en fonction de la place que la mère a bien voulu lui tailler, lui laisser, et du parti qu'il a su en tirer.

Le père de Hans est un père de la réalité, il "fait partie de l'entourage" comme dirait Lacan. En poussant, on peut dire que ce que le père réel devait produire dans le symbolique, c'est le père de la réalité qui l'a mis en oeuvre, ce qui est profondément névrosant, participant de la phobie mais aussi, dans l'exception, salvateur.

Alors que la phobie s'installe, l'enfant est conduit par le père chez le Docteur Freud. C'est ce dernier qui sera investi du rôle de père symbolique, qui sera le grand Autre dans le monde de l'enfant, indexé au père imaginaire. Je reprends les termes de P.L. Assoun qui dit "il y a illégitimation du géniteur réel au nom du père tel qu'il devrait être". C'est le père même de Hans qui s'auto-illégitime par son incapacité à produire du symbolique au lieu de la parole et du phallus.

Le père réel ne s'épingle au velours du vérifiable qu'en deuxième instance. Le père de Hans est "sauvé" par l'apparition du Docteur Freud (personnage mythique aussi bien pour le père que pour le fils) qui lève l'angoisse - qui se situe du côté Réel/Imaginaire - de l'enfant par la cure, la cure, elle, se situant du côté Réel/Symbolique. Ce père symbolique, le papa de Hans le lui porte sur un plateau d'argent. (Hans reléguera d'ailleurs son père au poste de grand-père ce qui peut se comparer à certaines coutumes africaines où il n'y pas place pour plusieurs pères symboliques de même rang).

En pratique, loin de le redouter, l'enfant se fie à ce personnage qu'il voit comme rassurant. Le Docteur Freud se présente comme une scansion dans son paysage mental. Comme le sein réel qui apparaît et disparaît, provoque un dam imaginaire et donne accès au premier parfum symbolique, cette présence-absence de Freud instaure pour l'enfant un lien entre le réel et le symbolique.

C'est donc par une action que le père Hans lui garantit l'accession au symbolique qui est au bout de sa quête.

Pour le petit Hans, son père en tant que tel, a-t-il eu un autre sens ?

Comme je le disais plus haut, c'est le père de Hans qui est pendu aux lèvres de son fils, hors, (-et c'est dit aussi-) dans sa fonction, un père doit en appeler au langage. Mais c'est le dire de l'enfant, en tant que symbolisé et accessible à l'analyse, qui va permettre au père de jouer son Rôle, Rôle sous-tendu par l'Imaginaire, instance sur laquelle l'enfant fondera son avenir d'artiste.

Le père de Hans n'est qu'un "passeur". Il ne transmet pas, il fait passer. L'enfant devra produire lui-même ce qui lui sert.

Ce que l'enfant dit n'est que ce qu'il reste à dire.

Malgré l'originalité dangereuse d'un tel processus, le résultat est d'une assez bonne économie avec bénéfice. Par le truchement du fantasme, Hans sort de l'impasse, à dos de cheval, avec un plombier qui ferme la marche.

Pascale AMIEL.

BIBLIOGRAPHIE :

1) - Jacques Lacan, Le Séminaire IV La relation d'objet (Seuil) ; p.218retour au texte)

2) - Jacques Lacan, Le Séminaire III Les psychoses (Seuil) ; p.50(retour au texte)

3) - J. Dor, le père et sa fonction en psychanalyse, Pt hors ligne, 1989(retour au texte)

4) - Le père, ouvrage collectif, Denoël, 1993(retour au texte)

5)- Jacques Lacan, Le Séminaire IV La relation d'objet (Seuil) ; p.375(retour au texte)

6)- Jacques Lacan, Le Séminaire IV La relation d'objet (Seuil) ; p.365(retour au texte)

7)- Jacques Lacan, Le Séminaire IV La relation d'objet (Seuil) ; p.356(retour au texte)

8)- Jacques Lacan, Le Séminaire IV La relation d'objet (Seuil) ; p.50(retour au texte)

9)- L'apport freudien, Bordas ; p.214(retour au texte)

10)- Jacques Lacan, Le Séminaire IV La relation d'objet (Seuil) ; p.364retour au texte)

11)- Jacques Lacan, Le Séminaire IV La relation d'objet (Seuil) ; p.29(retour au texte)

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